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Wellington | Fabrique urbaine

3516, rue Gertrude
Verdun, Québec H4G 1R3
514-761-1810
L'urbanisme en pratique

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Wellington | Fabrique urbaine

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URBS+ : Abréviation d’urbanisme, mais quand même un peu plus. Une revue hebdomadaire d’ouvrages et d’œuvres avec comme point commun un intérêt pour l’univers urbain, qui est aussi l’univers ultime de l’être humain.

De cols mousseux à coeurs malades

June 10, 2025 John Voisine
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Les Coeurs tigrés. Yves Morin, Hamac classique (Septentrion), 2011, 446 page. Lu une copie empruntée à la bibliothèque d’arrondissement.

Série Fiction

Je dois admettre être un peu nerveux et appréhensif avant de m’engager dans un roman « historique ». Plus la gimmick qui structure le récit est élaborée, plus mon aversion envers la moindre facilité narrative ou faux-fuyant de la part de l’auteur m’aurait immédiatement fait arrêter la charade. Ici, nous avons deux histoires imbriquées et juxtaposées, comme dans une trame miroir qui se déroule dans la même ville (Québec), dans le même hôpital (l’Hôtel-Dieu de Québec), géré par le même ordre religieux (les Augustines) et qui implique la même crise médicale autour du même produit (la bière), avec au centre de l’intrigue la même cause et le tout, à 300 ans d’intervalle (1665-1965). De plus, que penser du fait que l’auteur, Yves Morin (il est décédé en juin 2024), soit aussi un ancien cardiologue au même hôpital et un ancien doyen de la faculté de médecine de l’Université Laval? Sans préjudice, mais pas exactement le chemin qui conduit à la production littéraire. Cela ne s’invente pas, mais il est aussi le « héros » de son histoire romancée, puisque c’est lui-même (et son équipe) qui, au milieu des années 1960, a fait la description canonique de cette maladie cardiaque, a fini par en trouver la cause et a mis en place le protocole de traitement. C’est surtout le genre de maladie dont il faut assurer la suppression de la cause. Même après avoir compris le comportement cyclique des cas observés à Québec, on n’avait qu’une partie très fragmentaire de la réponse. Les vecteurs d’introduction de la maladie divergeaient au point d’en faire, il y a trois cents ans, une simple occurrence naturelle et, lors de la résurgence de la maladie en 1965, un geste proche de l’acte criminel.

Assez exceptionnellement, j’étais malgré tout favorablement disposé à m’engager dans ce roman, puisqu’il nous avait été recommandé par un conférencier sur l’histoire de la production de la bière dans la province. Il avait évoqué l’histoire de la fameuse brasserie Boswell-Dow, qui, après presque 180 ans, a périclité de manière assez dramatique. Tout le monde connait, sans vraiment connaitre, les causes de cet effondrement. Nous laissant un peu sur notre faim, le conférencier nous avait toutefois promis que ce roman, écrit par le cardiologue qui avait été aux premières loges, saurait combler notre curiosité tout en passant un bon moment de lecture. Ma seule frustration maintenant est de ne pas avoir commencé sa lecture le soir même de la conférence! [1]

IL NE FAUT PAS DANSER AUTOUR DES MOTS ICI. Il s’agit bien de comportements criminels volontaires ayant entrainé la mort d’une vingtaine d’hommes, pour la plupart des débardeurs ou des hommes de métier du port de Québec, gros consommateur de bière (jusqu’à six litres par jour), il est vrai, mais autrement innocent dans cette affaire. Ce comportement provient de petits « gestionnaires de profit » d’une brasserie qui cherchait à s’accrocher à ses marges dans un environnement social et concurrentiel en pleine évolution. Que dire des organismes gouvernementaux, autant provinciaux que fédéraux, chargés de protéger le public? Une autre histoire, subtilement présentée dans ce roman, où la convergence des intérêts n’a pas joué en faveur du citoyen.

Mais le lecteur attentif se demandera maintenant comment ce qui ressemble à un adjuvant moderne a pu trouver sa pareille dans un environnement « ancien régime », du temps des héroïques sœurs augustines et de l’intendant Talon avec sa fameuse bière pour quérir les colons des maux de l’eau-de-vie.

Rendu à ce stade, il vous faudra me faire confiance quand je vous dis que l’auteur a simplement eu la plume heureuse qui lui aura permis de faire de ce roman, à la fois un thriller historique, un thriller médical, un thriller scientifique et, comme pour toutes les meilleures œuvres littéraires, bien plus que la somme de ces genres! Toutes les réponses se dévoilent au moment opportun dans ce récit rythmé par des personnages bien de leur temps. Chacun, à sa manière, en appliquant « l’intelligence de son époque », en arrive à aider leurs prochains, autant sur le plan médical que humain. L’auteur réussit parfaitement son pari [2] de faire se côtoyer deux réalités historiques parallèles, mais en communication, sans la moindre condescendance envers les consœurs et confrères d’une époque maintenant révolue. Nos réalités font que les coupables ne seront jamais châtiés, mais la recherche sincère et authentique de la vérité en son temps est sa propre rédemption.


[1] J’ai l’impression de vendre la mèche ici, mais, pour ceux qui aimeraient aller plus loin, l’exposition permanente à l’îlot du Palais à Québec à une section intitulé Ici, on brassait la bière ! qui porte justement sur cette histoire. En plus, on peut y entendre le témoignage du docteur Yves Morin ! Pas encore vue, mais j’ai bien l’intention d’y passer un agréable moment cet été.

[2] La mort emporte bien des choses. Le site Web sur lequel le docteur Yves Morin avait mis en ligne la documentation qu’il avait constituée afin d’écrire son roman devait encore être accessible jusqu’à son décès, l’an passé. Un échange de courriel avec l’éditeur s’est avéré sans issue, comme c’est souvent le cas pour les ouvrages en « back catalog » comme celui-ci. Mais grâce à la magie du WayBack Machine, on peut récupérer l’essentiel du matériel. On cherche pour lescoeurstigres.ca.

Tags Les coeurs tigrés, Yves Morin, Québec, Histoire populaire et urbaine, Série fiction, Histoire du Québec, Brasserie Dow

An Island on the Land

June 5, 2025 John Voisine
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Southern California—An Island on the Land. Carey McWilliams, Inlandia Books, 1946 (1973), 387 pages. Lu en format PDF dans Apple Books.

Bien entendu, en s’engageant dans un ouvrage comme celui d’un auteur sans frontière comme Carey McWilliams, on est certain d’avoir une bonne dose d’histoire et de récits sur cette terre aguichante et rêvée que représente pour la plupart d’entre nous la Californie du Sud. C’est sur ce territoire qu’on trouve Los Angeles, Berkeley, Hollywood, San Jose, les montagnes, le meilleur de la côte pacifique, le désert et des terroirs si fertiles qu’avec une source d’eau, tout peut pousser. L’histoire que nous offre McWilliams de sa terre adoptive (il est né au Colorado) n’en est pas une, pour autant, qui repose uniquement sur les forces naturelles et irréductibles de l’environnement de la Californie du Sud. On ne se le cachera pas, avant que cette partie du monde soit connue pour autres choses, c’est surtout grâce à ses ressources « naturelles », comme l’agriculture de masse (oranges, citrons, Sunkist) et à son climat, que cette « île sur la terre » a fait sa réputation. Son environnement et ce climat unique, qui se traduit par une météo sans faille propices à l’émergence d’un tourisme du bien-être et à la création d’une « riviera » du sud-ouest américain. Sur une note moins festive, ce climat est aussi à la racine de l’apparition de plusieurs groupes sectaires millénaristes et de la mouvance mauve du nouvel âge. McWilliams était un observateur attentif lors de cette émergence, en terme de chronologie et de localisation et nous en fait une chronique parfaite.

Déjà qu’avec le titre, la notion que ce territoire possède les caractéristiques d’un lieu isolé tout en étant on the land, connecté au reste du continent, nous est parfaitement communiqué. McWilliams, chapitre après chapitre (c’est quand même 380 pages d’une typographie compacte) met la table pour nous préparer à être confortable dans cette position de témoin des comportements les plus vils, de ceux que l’isolement et l’impunité engendre, et aussi de ceux que seul un public à la fois captif (dans l’insularité) et préalablement sélectionné (par le boosterism sud-californien) peut produire. À différent degré, tout est une question de promotion sur ce territoire, et qui dit promotion dit à la fois exagération (de bonne guerre) et mensonges (pour cacher le prix de cette guerre). Chaque chapitre lève le voile et nous permet de voir et comprendre ce prix, qui tomba de manière impitoyable sur les populations locales indigènes et de manière différente, mais tout aussi écrasante, sur la population immigrante asiatique. Dans les circonstances, le génie du boosterism sud-californien a été de laisser croire qu’on avait tous une chance face à l’adversité d’un territoire où tout était à faire.

EN COMMENÇANT PAR LES AUTOCHTONES, si bien « assimilés » par les missions franciscaines qu’au moment de faire les bilans, ils purent facilement être reformatés dans de belles petites cases folkloriques pour ensuite efficacement les exhiber à des fins touristiques. Même les personnes qui avaient consacré leur existence à changer les choses, comme Helen Hunt Jackson, agirent (comment pouvait-il en être autrement?) de manière très « 19e siècle », c’est-à-dire sans réciprocité de la part des communautés visées par l’aide. En finale, on se retrouve avec une opération qui s’avère une source d’enrichissement personnelle et de propagande jovialiste pour touristes et migrants. Avec le temps, dans le Sud californien, ce sont souvent les mêmes. D’ailleurs, le taux de migration interne, des États du centre et de l’Ouest américain est si important qu’on dira que « NYC is the melting pot for the people of Europe, and LA, the melting pot for the people of the United States ».

Le tourisme est justement au cœur de la croissance économique et démographique de cette partie sud de la Californie. Tous les promoteurs, durant cette période (1890-1930) semblent s’être donné rendez-vous et avoir convergé sur cette partie du monde pour en faire la promotion comme l’ultime paradis terrestre, et ceci autant sur le plan matériel que spirituel. L’auteur fait un excellent travail en démontrant comment cette island on the land qu’est le Sud californien a su exploiter tous les leviers de son exceptionnalisme et convaincre tout un chacun que son rêve, peu importe sa teneur, allait trouver sa réalisation sur terre (et au-delà), si on voulait juste acheter un morceau de la banlieue de Los Angeles. Le fait qu’au plus fort de la vague d’immigration et de tourisme, LA vivait aussi l’âge d’or de son réseau de Little Red Cars, coordonnés qu’ils étaient avec ces nouvelles banlieues, est un des facteurs qui a contribué, le temps d’une génération, cette image d’abondance harmonieuse pour tous. McWilliams était au cœur de cette convergence exceptionnelle, puisqu’il est arrivé à LA en 1922. Par inclinaison personnelle et professionnelle, il a commencé immédiatement à parcourir autant l’avant que l’arrière-scène de sa nouvelle existence californienne et en a extrait des chroniques remplies de cette perspective incisive, sans jamais se dérobé de la vérité. Cet ouvrage est la compilation de presque trente ans de ce travail d’un observateur empathique pour cette réalité émergente, à la fois irrésistible et glauque, qui est maintenant aussi la nôtre.

Tags Southern California, Carey McWilliams, Série LA, Histoire urbaine, Los Angeles

L.A. et l'écologie des temps modernes

April 24, 2025 John Voisine
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Ecology of Fear—Los Angeles and the Imagination of Disaster. Mike Davis, Verso—New Left Books, 1998-2022, 541 pages. [E-book lu sur plateforme Apple Books]

Une chose est garantie en entreprenant la lecture d’un livre de Mike Davis : on va en avoir beaucoup plus que le client en réclamait ou que le titre pouvait laisser entendre. Dans Ecology of Fear, on n’échappe pas à ce constat, puisqu’on nous conduit dans un écosystème riche et diversifié, tant sur le plan naturel qu’humain. On pourrait même ici faire un rapprochement entre l’abondance de ce qu’il est possible de voir émerger dans cet écosystème fabuleux de la Californie du Sud, où il faut presque se demander parfois ce qui ne pourra pas y croitre et se multiplier et les extrêmes de ce milieu, qui rend toute cette abondance possible. Ce climat, qui, en apparence, est d’une stabilité telle qu’il invite, chez les gens qui le vivent, des rêves fous d’éternité, contient, comme nous le révèle magistralement et de long en large l’auteur, une part d’ombre apocalyptique. Celle-ci est presque, en parallèle et malgré la contradiction inhérente, un mécanisme d’autodestruction qui lui sert à la fois de purgation et de régénération. Et si cette stabilité climatique des dernières générations n’avait été qu’illusion, tel un songe d’une nuit d’été sur une plage de Malibu? Plusieurs signes laissent croire que la viabilité de maintenir une population aussi urbaine et étendue dans une cuve encerclée de montagnes, d’un océan et d’un désert juste au-delà ne pourra se faire qu’à un coût exorbitant. Davis écrivait cet ouvrage 25 ans avant notre époque des extrêmes, comme les feux poussés par des vents furieux, les Santa Anas [1], que Los Angeles a expérimenté cet automne et cet hiver. Mais ce qu’on doit savoir ici est que ce vent, tout comme la plupart des autres phénomènes naturels bien connus par les gens de LA, est récurrent. Il se produit chaque année et fait partie du cycle naturel qui permet l’existence climatique du bassin de Los Angeles, tel que les gens qui le vivent l’apprécient. Cet ensemble aux bénédictions mitigées se trouve aussi à être, ironiquement, un moteur de créativité pour ceux qui le recherchent. Mais c’est justement cette attractivité, son importance dans la balance des considérations pour la viabilité à long terme de l’économie de la ville et de la région, qui fait que les signes de détresse, sur le plan climatique et même géologique (sismique), ont pu si longtemps être ignorés ou étouffés.

SOYONS RASSURÉS, il ne s’agit pas d’une conspiration. Mais, comme l’argumente l’auteur, les élites locales et régionales impliquées dans la promotion (le boosterism) des activités économique et culturelle de la région ont eu beau jeu de baigner de soleil et d’envelopper d’une température idéale toute histoire qui pouvait contredire cette image idéalisée. On trouvait toujours moyen, jusqu’à récemment, de repousser plus loin le rêve, de vite-vite tourner le regarder vers un nouvel horizon à développer sous un ciel radieux. C’est de cette manière que les cycles naturels cataclysmiques pouvaient être balayés sous le tapis de la prospérité, généralisé, mais curieusement stratifié, selon le pedigree familial ou ethnique. Un corollaire de cette stratification se manifeste dans la façon d’occuper l’espace urbain. Plus spécifiquement, comment la règlementation sur l’occupation des bâtiments et les incendies est manipulée (ou simplement négligée) pour perpétuer un cycle de vétusté dans les zones abandonnées. En contrepartie, dans les zones envisagées comme potentiellement utiles au développement, comment cette même règlementation devient l’instrument pour faire table rase et repartir le développement dans le sens voulu par ces élites.

Personnellement, le chapitre que je ne pouvais lâcher portait plutôt sur les univers fictifs, pour la plupart dystopiques et futuristes, ayant comme point focal LA ou la Californie du Sud. Dans le chapitre The Literary Destruction of Los Angeles, Davis nous parle des plus de 138 romans et films qui, tous à leurs manières, voit Los Angeles comme une mégalopole mure pour un moment de righteous wrath. La capacité extraordinaire de Los Angeles d’attirée a elle ce mélange de gens de tous les horizons et de toutes les couches socioéconomique de la société, qui travail tous à leurs manières à la réalisation de leurs rêves, en fait un lieu de contraste. Ironiquement, cela semble inspirer les fantasmes les plus immondes, surtout chez qui le succès ne peut que se mesurer autrement que par l’aplanissement des différences. Mike Davis nous fait l’histoire de cette littérature et cinéma, à la fois dystopique, raciste, apocalyptique, écocatastrophique, néo-fasciste/nazi et survivaliste. Une anthologie, un witches brew de toxicités créatrices des fantasmes de l’homme blanc frustré devant un monde qu’il ne contrôle plus.

Le climat et les forces naturelles demeurent ce qu’elles sont en Californie du Sud. La lecture de cet ouvrage de Mike Davis nous donne abondamment de quoi réfléchir sur notre capacité à manipuler à notre avantage, mais pour encore combien de temps, cet environnement urbain et naturel.



[1] Comme je l’avais indiqué aussi il y a quelques semaines (Approche et pratique — 2025-01-10), il y a ce court texte de Joan Didion sur les Santa Anas (1969), qui parle justement de leurs côtés irrépressibles.

Tags Ecology of Fear, Mike Davis, Changements climatiques, Los Angeles, Southern California, Urban sociology, Série LA

Il était une fois des gens heureux

April 10, 2025 John Voisine
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Les Plouffe [1]. Roger Lemelin, Édition Stanké, 2008 [1948], 448 pages.

« Il était une fois des gens heureux… » est la chanson-titre de la bande originale du film (BOF), chantée par Nicole Croisille. Paroles et musique de Stéphane Venne. Mais c’est l’interprétation de Nicole Martin qui demeure canonique.

On ne pourra faire autrement, surtout si la lecture de ce roman se fait après le premier de Roger Lemelin, Au pied de la Pente douce, qui se déroule dans le même quartier de Québec et le même univers familial et temporel, que de comparer entre les deux. Et certainement, cette comparaison emmènera un soupir de soulagement, même si la lecture ne se fait pas sans ressentir de nombreuses crispations devant plusieurs scènes et échanges entre les personnages. Le patriarche des Plouffe, Théophile, ainsi que le curé de la paroisse, Folbèche, sont dépeints dans toutes leurs rigidités aveugle et avilissante. Il y a par contre des scènes du roman qui ont atteint un statut quasi mythique, comme celle au Château Frontenac, entre Ovide Plouffe (interprété dans les films par Gabriel Arcand, au meilleur de sa force réservée d’acteur) et Rita Toulouse (interprétée dans les films par Anne Létourneau, incarnation sans pareil du charme d’une autre époque). Ou encore celle de la procession contre la conscription, qui s’étend et serpente entre les quartiers de la basse-ville et les hauteurs de la basilique-cathédrale et qui signalera le point d’orgue de ce mouvement. Mais, bien entendu, si nous avons l’impression de reconnaitre ces scènes emblématiques avant même de les lire, c’est parce que nous avons souvenir, pour plusieurs, d’avoir littéralement vu ces scènes dans le film [1] réalisé par Gilles Carle, qui l’avait d’ailleurs scénarisé en proche collaboration avec l’auteur.

L’une des particularités de l’œuvre Les Plouffe, et même ce qui fut marquant à son époque, était sa capacité à s’intégrer et à prendre la forme du média ayant le plus d’impact lors de la translation. Ces personnages, à saveur prononcée de « quartier populaire urbain », avec leurs caractéristiques si distinctement « ouvrières », apportent une fraîcheur dans l’univers renfermé et frileux de la littérature canadienne-française de 1948, au moment de paraitre. Passant de personnages de roman (un peu rigides) à l’incarnation d’une certaine classe, enfin visible à la faveur de leurs infiltrations dans le monde de la radio et immédiatement après, en inventant presque le genre, en téléroman à la télévision de Radio-Canada (autant les émissions de radio que de télé s’intitulaient La famille Plouffe). Et lorsque tous ces rôles et situations avaient été pressés pour tout ce qu’ils avaient à donner et commençaient même à reculer dans les mémoires, la Révolution tranquille et autres changements temporels et contextuels aidants, Les Plouffe connurent un dernier hourra, grâce au film sorti en 1981. Trois ans plus tard, en 1984, une suite, Le crime d’Ovide Plouffe, basé cette fois sur un scénario original de Roger Lemelin (et non un livre), qu’il calque sur un fait réel survenu en 1949, permet de conclure l’histoire, dans toute sa finalité tragique.

Il n’est plus possible de replonger dans cet univers avec les yeux frais et imprégné de la culture d’un lecteur de l’époque. Malgré tout, Les Plouffe est certainement parmi les œuvres qui se rapprochent le plus de l’expérience d’origine, sans que la barrière temporelle soit infranchissable, au point de rendre la lecture comme celle d’une expérience pénible en pays étranger. En réalité, on y gagne positivement en faisant la connaissance des Plouffe, sous toutes leurs incarnations!



[1] On trouve aussi gratuitement, sur le site de Radio-Canada, cette même édition du roman lu par l’acteur Pierre Curzi, qui à l’époque dans le film interpréta le personnage de Napoléon, un des trois frères (celui du milieu) de la famille Plouffe. C’est une bonne façon de découvrir l’œuvre, autrement et à peu de frais! Bonne écoute!

[2] Pour la petite histoire, plusieurs scènes du film qui, dans l’univers de l’histoire, se déroule dans les rues du quartier Saint-Sauveur, en basse-ville de Québec, ont été filmées dans le quartier Pointe-Saint-Charles (traditionnellement anglophone irlandais) de Montréal. C’est assez évident et ironique lorsqu’on connait les deux quartiers, comme l’illustre ce montage.

Tags Les Plouffe, Roger Lemelin, Série fiction, Quebec City, Quartier Saint-Sauveur

Le lien de trop

March 18, 2025 John Voisine
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The Highway and the City. Lewis Mumford, Harcourt, Brace & World, 1963, 260 pages. Lu sur Internet Archive.

Cela faisait plusieurs années que je voulais lire The Highway and the City. L’argument principal de Mumford est bien connu dans le milieu. Il consiste à dire que laisser l’autoroute (ou toute forme de réseau routier supérieur à un boulevard) « entrer en ville » revient à donner un droit de destruction à ce réseau. Évidemment, le fait que les véhicules soient à essence ou électrique ne change rien (juste pour rappeler que cela est une non-question). Dès les premières pages, Mumford souligne d’ailleurs que « if cars are few, he who possesses one is king ». C’est pour cette raison que toutes les publicités d’automobile se font au singulier, une voiture à la fois. Être derrière cette voiture singulière, uniquement « personnalisé » pour soi chez le concessionnaire, est comme être un roitelet sur la route. C’est lorsque nous sommes tous parechoc à parechoc sur trois, quatre ou six voies d’une autoroute que les choses se corsent et que l’absurdité de notre confinement se révèle. À l’image de l’empereur nu, on découvre que nos habits royaux n’étaient qu’une illusion; loin de nous libérer, on se retrouve asservie par les autoroutes. On se découvre ayant moins de choix et plus pauvres qu’à d’autres époques, pas si lointaines. L’autoroute urbaine laisse toujours sur son passage la destruction de l’existant. Même dans les rares cas où on peut appliquer une forme de « cicatrisation », on évite rarement la déstructuration de l’environnement urbain limitrophe, même une fois ce tissu stabilisé dans sa nouvelle forme. Cette dernière est souvent moins riche et porteuse de nouvelles possibilités; cette différence est rarement comblée.

Dans cet essai, Mumford trouve même le moyen de parler de Benton MacKaye, (of Appalachian Trail fame), qui aurait aussi participé au développement d’un concept de réseau routier supérieur. Ce dernier se résumait en la notion « Townless Highways—Highwayless Town ». Malheureusement, c’est la partie « Highwayless Town » qui fut oubliée, et avec elle, toute possibilité d’un réseau au service des villes et non destructeur de celles-ci. Mumford fait également un parallèle intéressant avec les grandes compagnies de chemin de fer, qui pendant longtemps avait eu le pouvoir de pénétrer et réaménagé, à leurs guises, toute zone urbaine. Juste au moment où ce pouvoir devenait caduc, voilà qu’on oubliait ces leçons pour faciliter le passage des autoroutes jusqu’aux portes et à travers la ville, que ce soit de plain-pied, en tranchée ou sur pilotis.

Ce texte de Mumford, paru une première fois en 1958 dans la revue Architectural Record, a l’avantage d’être à la fois prophétique (toutes les pires résultantes d’un réseau fondé sur l’automobile correspondent à notre réalité contemporaine) et d’être ancré dans son temps. Ainsi, il offre ce paradoxe intéressant : d’un côté, les autoroutes nous permettront d’aller d’une ville à l’autre en quelques heures et, de l’autre, le système postal, qui permettait auparavant de transmettre une lettre en deux heures dans une même ville, exige maintenant, pour ce même parcours local, un minimum de deux (2) jours. Il y a une leçon à tirer dans ça.

Je crois que c’est sous cet angle, celui de l’efficacité urbaine locale, qu’il faut regarder des propositions comme celle du troisième lien. Les villes de Québec et de Lévis, en tant que villes au service d’une population urbaine croissante, ne gagnent rien en facilitant ce nouveau lien automobile dans leurs systèmes . Je laisse à Mumford la dernière ligne : « a city exists not for constant passage of motorcars but for the care and culture of men ».

Tags The Highway and the City, Lewis Mumford, Troisième lien, Autoroutes, Québec, Automobile

Une histoire de la transformation urbaine par l'embourgeoisement

January 23, 2025 John Voisine
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The Invention of Brownstone Brooklyn—Gentrification and the Search for Authenticity in Postwar New York. Suleiman Osman, Oxford University Press, 2011, 348 pages. [Livre numérique lu sur plateforme Kindle]

Je vais commencer par un simple mea-culpa : avant la lecture de cet ouvrage de monsieur Suleiman Osman, je conservais toujours une dose de scepticisme à propos de la notion même de gentrification. Pas que cela ne pouvait exister, mais qu’il était réducteur de confiner les changements associés à ce terme comme étant ceux des paramètres négatifs contenus dans ce mot. Il est possible de « transformer » ou de « redécouvrir » un quartier ou un secteur urbain, sans que cela ne conduise nécessairement à la gentrification du lieu. Mais, comme le démontre clairement l’auteur (essentiellement avec la prépondérance de sa recherche appliquée aux aspects urbains, architecturaux, mais surtout culturels, historiques et politiques), les notions de transformation, de découverte ou pires encore, de redécouverte sont en quelque sorte des qualificatifs générés par une série de gestes qui se soldent presque invariablement en de la gentrification. Cela dit, je demeure convaincu qu’il est possible de revitaliser sans gentrifier. Il faut toutefois admettre que cela demande sans doute une coordination des intervenants difficile à institutionnaliser et à faire couramment. D’autant plus que l’un des effets du mouvement de renouveau urbain moderniste (urban renewal) est une forme de paralysie dans notre volonté et capacité à planifier à l’échelle métropolitaine. Il en résulte un mode réactif, un braquage localisé contre tout ce qui sert la ville, au-delà de l’environnement d’un quartier.

En fait, après cette lecture, il semble que, si l’on est pour éviter la gentrification, deux voies offrent du potentiel; mais seule la deuxième a fait ses preuves. La première est une transformation très lente, loin des regards et des discours sur l’urbanisme à échelle humaine, sur la « redécouverte » d’un quartier ou, plus généralement, du « ballet urbain » à la Jane Jacobs. Bien souvent, dès qu’on commence à parler en ces termes d’un espace urbain, il est déjà perdu à la spéculation (à moins d’une intervention puissante de l’état, ce qui, ironiquement, va à l’encontre de l’esprit libertarien à la Jane Jacobs). La deuxième option consiste à combiner un aménagement urbain résidentiel de grande échelle avec une trame viaire serrée, mais flexible, avec une bonne mixité d’usages et d’activités. Pour revenir un peu sur ce que nous avons déjà vu, on envisagerait dans ce cas des complexes coopératifs à la United Housing Foundation (UHF), afin surtout d’assurer la pérennité dans l’accessibilité et l’abordabilité des logements.

Sur les traces de The Invention of Brownstone Brooklyn…

Dans le deuxième chapitre, l’auteur illustre son propos avec une juxtaposition assez sensationnelle. Il prend l’exemple de Concord Village, un complexe à appartements modernistes construit dans les années 1960 selon les règles du urban renewal et qui offre encore aujourd’hui des pied-à-terre en location abordable. l’auteur contraste avec l’entourage des quartiers de « brownstones » rénovés et gentrifiés, où les rares logements qui se rendent disponible ne le sont que pour plusieurs millions de dollars.

La proposition première d’une transformation lente et « naturel » est difficile, puisque, comme le montre cet ouvrage, c’est à l’avantage de ces changements de chercher à se faire connaitre et de réussir ces transformations grâce à la force du nombre. Cela permet la création de nouveaux organes représentatifs qui finissent par prendre le relais de ce qui existait et ainsi changer jusque la culture du lieu, autant dans le domaine commercial, des affaires et sur le plan culturel et politique.

Ce déplacement de population, qui s’accompagne d’une transition de classe (d’ouvrière et clérical à professionnel, gestionnaires de tout genre, artistes, étudiants, universitaires et scientifiques), engendre aussi une translation culturelle. Dans certains cas, cela se manifeste par la constitution d’une nouvelle entité urbaine, « découverte » par ces « pionniers » de la revitalisation. C’est ce lent processus qui a conduit à l’invention de nouveaux « anciens » quartiers, que l’on rencontre maintenant partout dans les villes avec le moindre passé industriel.

Bien entendu, un quartier urbain avec une identité est bien plus que la somme de son inventaire immobilier. Mais sans un mélange démographique et socio-économique diversifié, l’espace urbain se détériore. Pour les zones urbaines « redécouverte », comme Brooklyn, c’est à la fois une chance et une malédiction de s’être trouvé au centre de ces luttes contre le urban renewal. Force de constater que ces luttes ne furent pas conduites par (et encore moins pour) la population locale, mais presque à ses dépens, par une nouvelle classe fuyant l’inauthentique et la manhattanization. Plus près de nous, il n’est pas étonnant de voir des arrondissements comme Hochelaga-Maisonneuve, Ahuntsic-Cartierville ou Verdun (pour ne parler que d’eux), où il existe déjà une riche typologie d’immeubles, être la proie d’un fort phénomène de gentrification. Ces quartiers et leurs cadres bâtis existants se trouvent déjà bien installés au milieu d’un réseau viaire qui articule de manière idéale un environnement urbain qui ne demande qu’à être activé et réalimenté au goût de l’urbanité contemporaine. Ce livre nous permet de mieux comprendre et de reconnaître le phénomène dans toute sa complexité, avec en exemple type l’invention de Brownstone Brooklyn comme épicentre des quartiers de la nouvelle authenticité urbaine.

Tags The Invention of Brownstone Brooklyn, Suleiman Osman, New York City, Gentrification, Urban policy, Coop Housing, United Housing Foundation (UHF)

C'est comme ça qu'on vit ici

January 21, 2025 John Voisine
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Au Québec, c’est comme ça qu’on vit—La montée du nationalisme identitaire. Francine Pelletier, Lux Éditeur, 2023, 215 pages.

Le titre de cet essai de Francine Pelletier, journaliste et documentariste bien connue, est tiré d’une allocution du premier ministre François Legault. Il parlait de sa fameuse loi 21, sensée une fois pour toutes « régler » la situation autour de la laïcité et des soi-disant « valeurs québécoises ». On a aussi eu droit à la loi 96, qui « resserre » les dispositions des lois linguistiques. Nul besoin d’avoir lu ce bref et remarquable essai pour comprendre que ces deux lois ne comportent, essentiellement, que des mesures vexatoires et irrationnelles. Elles ont été mises en place pour cibler et faire du capital politique sur le dos des « ennemies » imaginaires du moment. Pourquoi le cacher? Il s’agit ici principalement des musulman(es), de quelques anglophones qui demandent à recevoir des services dans leur langue et, plus généralement, de toute minorité qui s’affiche un peu trop visiblement (les sikhs en sont l’archétype). Tristement, la nouvelle majorité québécoise, ce « nous » frileuse et revancharde, semble avoir décidé que sa capacité d’accueil et d’assimilation est maintenant épuisée. Le fait que ces lois se dérobent d’entrée de jeu aux chartes, en évoquant la clause nonobstant, dit tout sur notre inhabilité à gérer de façon régulière une situation de gouvernance banale. Si même elle demandait à être gérée, une preuve que le gouvernement n’a jamais faite (probablement pour cacher sa propre culpabilité comme fauteur de troubles).

Pour qui vit dans les centres urbains et leurs banlieues ou même dans les vastes interfaces de nos régions, le fait de vivre avec et de côtoyer la diversité issue de l’immigration est chose quotidienne. Combien d’hôpitaux, de résidences pour aînés, de cliniques, d’exploitations agroalimentaires et touristiques, d’usines manufacturières ou de transformation seraient paralysés si, du jour au lendemain, cette population, qui est maintenant « nous », et surtout le « nous » de demain, venait à s’éclaircir? De plus, nos programmes de formation intermédiaires et certains programmes universitaires permettent la mise en place de cohortes prêtes à prendre en charge les métiers et professions de l’avenir, et plus souvent qu’autrement, à le faire ici.

Le Québec est à l’apogée de sa puissance économique et culturelle, en contrôle des institutions qui permettent une véritable transmission de ses valeurs et de sa culture contemporaine, le tout en français, tel qu’elle décide de la modeler. C’est pourtant à ce moment qu’on se fait les témoins consternés d’une forme de crispation et de sclérose bizarroïde, centrée autour de notions et de valeurs détournées (la laïcité) et de sa langue (le français) à protéger, qui n’a pourtant jamais, dans l’histoire de la province, été aussi forte et attractive !

Sur les traces de Au Québec, c’est comme ça qu’on vit…

Il y a plusieurs façons d’absorber l’histoire que nous brosse Francine Pelletier des idéologies et tendances à l’intérieur du mouvement nationaliste et indépendantiste québécois. En quelque sorte, il est même possible de conclure que la majorité québécoise (« historique francophone ») est victime du succès inégalé de ses politiques d’affirmation identitaire. Cela est particulièrement vrai depuis qu’elle a porté au pouvoir le gouvernement de René Lévesque (le Parti québécois) en 1976. Il est vrai que ce gouvernement n’a pas réussi l’implantation de l’article 1 de son parti, mais, autrement, ce fut l’aboutissement triomphal des motifs porteurs de la Révolution tranquille. En premier lieu, cela s’est manifesté par la sécurisation de la langue française avec la loi 101 et était couplé à une vision généreuse, accueillante et assimilatrice positive des nouveaux arrivants, qui allait finalement se faire au sein de la communauté linguistique majoritaire (francophone). Cette restructuration aura permis à des générations d’immigrants, et surtout leurs enfants, d’assimiler la culture québécoise et, encore plus fort, de le faire en français. Comme l’affirme l’historien Pierre Anctil dans le documentaire [1], il n’est pas certain que cette génération (celle qui a porté au pouvoir le Parti québécois) a même compris les conséquences extraordinaires de l’assimilation réussie dans la culture québécoise française de tout cette population qui était avant perdue à sa culture et diluée dans l’identité anglo-canadienne. La tragédie morose d’initiative comme la loi 21 est d’être ciblés et armés contre ce travail réussi d’assimilation transgénérationnelle et transculturelle, quasi inégalée parmi ses pairs occidentaux.

Comme le démontre l’essai de madame Pelletier, c’est surtout après la défaite du deuxième référendum qu’une fraction néo-conservatrice et revancharde empoisonne la pensée nationaliste québécoise. Elle en fait une incarnation caricaturale d’un « nous » folklorique, vidé d’apport contemporain. Au moment où, dans l’ensemble de la province, la majorité québécoise récolte enfin les fruits de sa culture séduisante et dynamique, assez puissante pour assimiler et assez confiante pour faire ses choix, des politiciens, qui se disent nationalistes de type « identitaires », ont décidé de semer la peur et la méfiance envers cette intégration et assimilation incomparable en territoire francophone d’Amérique. Dans son essai, Francine Pelletier les nomme (comme Jean-François Lisée, en tant que conseiller politique, et ensuite, comme homme politique, durant son court règne à la tête du Parti québécois) et nous fait le récit de leurs infamies.

Tout comme l’auteur, je garde confiance que ces incarnations instrumentalisées, fades et réductrices de ce qui passe pour les « valeurs » du Québec soient éventuellement reconsidérées. De ce « nous », il faut surtout cesser de s’en servir comme arme contre « l’autre ». L’autre qui, ne l’oublions pas, est déjà une des meilleures parties de « nous » !


[1] Le documentaire associé à cet essai s’intitule Bataille pour l’âme du Québec; il s’écoute drôlement bien en complément ou même en substitution de lecture!

Les raideurs de la Pente

January 14, 2025 John Voisine
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Au pied de la Pente douce. Roger Lemelin, Stanké, collection 10/10, 2009 (Édition de l’Arbre, 1944), 388 pages.

Série fiction — À tous les deux mois

J’eus beaucoup de difficulté à lire et finir Au pied de la Pente douce cet automne. C’était le premier roman de Roger Lemelin. Lorsque l’on parle encore de lui, c’est généralement pour sa série Les Plouffe (qui se déroule dans le même univers). On le mentionne aussi pour avoir été président et éditeur du quotidien La Presse durant les années 1970, jusqu’en 1981. En d’autres termes, ce fut un homme à la carrière autant politique que littéraire, même si celle-ci était autrement plus du côté de la représentation politique que littéraire. C’était aussi à une époque où ce genre de mélange était possible et même relativement courant.

Si je compare maintenant la Pente douce à un roman paru presque simultanément et à l’impact analogue, Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, le contraste peut être choquant. Ce dernier, par exemple, trouve encore sa place dans tous les syllabus de programme de littérature, du secondaire au cégep et à l’université. Il est facile de se le procurer dans toutes les bonnes librairies, en volume de poche, en édition cadeau ou, sans jeu de mots, en livre d’occasion. Après l’expérience de lecture comparativement pénible que je viens de vivre avec la Pente douce, cet état de fait ne surprend plus.

Je suis pourtant ce ceux qui aurait aimé affirmer que ce premier roman de Lemelin est un classique injustement oublié de la littérature urbaine canadienne-française. À côté de Bonheur d’occasion, il est toutefois vrai que la Pente douce est le premier de ce genre qui fait, dans le roman, une translation de la fameuse « misère » canadienne-française en milieu urbain. Mais, là où mes souvenirs du roman de Gabrielle Roy sont ceux d’une lecture viscérale, qui vient nous chercher là où la douleur se cache, la Pente douce laisse perplexe devant des situations et des dialogues rendus dans une langue et imprégnés d’une culture qui ne s’assimile que péniblement. Étant donné la profusion de noms, prénoms et surnoms utilisés par l’auteur, il est souvent difficile de savoir de qui ou de quoi il est question entre les personnages. À leur décharge, ceux-ci ont toutefois un vrai dialogue intérieur, mais ce qui les fait « tiqué » nous est si étranger qu’il est parfois ardu de suivre la logique du déroulement du récit. Et si l’on ajoute à cela la difficulté de comprendre les enjeux des situations décrites, il est naturel que l’abandon de la lecture, avant la deuxième partie, qui est pourtant plus engageante, devienne la solution la plus courante.

En dernier lieu, j’aimerais toutefois faire un appel à la persistance à travers les pages touffues de ce roman, en quelque sorte un pionnier du genre. Le choc du changement et de l’évolution ne peut être absorbé et compris qu’en faisant preuve d’indulgence (la seule manière de comprendre profondément). Il faut se placer en position de vulnérabilité, en lecteur ouvert à ce qui devait, il n’y a pas si longtemps, être un univers assez commun pour enfin mériter sa propre trame. Le fait que l’écart entre cet univers et le nôtre soit un véritable canyon plutôt qu’une « pente douce » ne devrait toutefois pas surprendre. Je n’ai aucun doute que Roger Lemelin, dans ce premier roman écrit à 23 ans, ait évoqué fidèlement une tranche de vie des gens du quartier Saint-Sauveur, en basse-ville de Québec, juste avant le deuxième conflit mondial. C’est à nous maintenant de nous équiper pour cette randonnée, si l’on veut bien s’y plaire.

Tags Au pied de la Pente douce, Roger Lemelin, Série fiction, Québec, Quartier Saint-Sauveur

Rochdale Village et l'heure des grands ensembles coopératifs urbains

December 5, 2024 John Voisine
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Rochdale Village—Robert Moses, 6,000 Families, and New York City’s Great Experiment in Integrated Housing. Peter Eisenstadt, Cornell University Press, 336 pages. Lu en format e-book sur l’application Kindle.

Je veux poursuivre l’exploration de ces vastes complexes de coopératives bâtie à l’époque par l’United Housing Foundation (UHF), un peu partout à NYC. Nous avons déjà écrit sur le fameux Co-op City grâce au livre extraordinaire d’Annemarie Sammartino. Encore une fois ici, c’est un ancien de la place, Peter Eisenstadt, qui y a passé une partie de son enfance et adolescence dans les années 1960-70, qui sera notre guide dans cette histoire. Il s’avère qu’il est aussi particulièrement bien situé pour le faire, étant devenu historien lui-même et une spécialité dans l’histoire de NY. Mais avant tout, il fut un témoin direct de l’histoire qu’il réussit dans cet ouvrage à nous livrer avec sensibilité et aplomb. Puisqu’il s’agit d’une histoire tourmentée, autant à cause de l’époque que des forces vives qui devaient être jugulées pour que le projet s’accomplisse, par moment et selon son concept initial : une communauté coopérative intégrée.

Les gens de l’UHF, avec à sa tête Abraham Kazan, étaient imbus de cette éthique à la fois progressiste et anarchiste. Pour eux, l’idée de bâtir une société libérée des contraintes inégalitaires du système capitaliste était le meilleur chemin pour mettre la race humaine sur la route d’un vrai progrès. Cela passait nécessairement par cette capacité de créer des environnements urbains animés par la vision et la matérialité d’une existence partagée dans un esprit coopératif. Et c’est ainsi qu’au cours des années 1930, et ensuite au cours des années 1950 et 1960, avec la création du mégacomplexe que fut alors Rochdale Village, qui ouvrit ses portes en 1964, que cette quasi-utopie de l’existence coopérative intégrée allait se concrétiser. Le projet fut un succès au-delà de toutes les espérances; avant, bien sûr, de ne plus l’être. Mais, comme cet ouvrage de Peter Eisenstadt le documente si bien, les milliers de ménages pionniers de cette aventure avaient absolument raison de mettre leurs confiances dans le mouvement coopératif pour le logement et les services. Cela se démontre par le simple fait qu’autant Rochdale Village et Co-op City demeure à NYC deux des rares endroits où il soit possible de se loger convenablement, dans un riche environnement communautaire et autogéré, à un prix abordable pour un ménage de type « middle-income ». Que la vision ne soit pas exactement celle envisagée par Kazan et son groupe dans les années 1930 ne peut pas vraiment être tenu comme une négation de leurs idéaux.

Sur les traces de Rochdale Village

Au-delà des épreuves bien particulières à NYC et au site dans le quartier de Jamaica, Queens (un ancien terrain de course de cheveux qui fait terriblement penser aux possibilités de l’ancien terrain Blue Bonnets, ici même à Montréal), sur lequel se trouve implanté Rochdale Village, on se rend compte qu’un des aspects les moins explorés, dans nos cercles urbanistiques et dans la population en général, est certainement le très haut niveau de vie communautaire qui se développe dans ces ensembles. Loin d’être des tours anonymes, dépourvus de cohésion et d’appartenance communautaire, tel que le comprenait une Jane Jacobs, par exemple, autant Rochdale Village que Co-op City (ainsi que la vaste majorité des ensembles coopératifs bâtie par UHF et qui sont demeurés des coopératives) incarnent l’existence la plus solidaire et participative réalisable en ville. Le chapitre de l’ouvrage sur cette question, Creating Community, vaut à lui seul le détour afin de se désabuser, une fois pour toutes, de ces préjugés réducteurs qui courent depuis trop longtemps. Cela constitue en soi un petit miracle que cette communauté, qui suit son cours depuis presque soixante ans, offre encore à un coût abordable une proposition de qualité inégalée. De plus, cet investissement rend possible la pérennisation du rêve coopératif pour les générations futures.

Le mouvement coopératif, tout comme le mouvement syndical, auquel il était intimement lié, comme c’était le cas pour l’UHF, n’est plus que l’ombre de lui-même. Il est difficile de concevoir, maintenant, comment et sur quelle base le terreau fertile de la solidarité syndicale avec le mouvement coopératif immobilier résidentiel pourrait refaire surface. Il doit certainement être possible d’envisager des combinaisons productives et solidaires capables de proposer des visions coopératives en habitation.

Surtout, il me semble que nous sommes à nouveau au point où il serait opportun de construire sur la même échelle que Rochdale Village, c’est-à-dire pas des dizaines, pas des centaines, mais des milliers d’unités résidentielles coopératives pour des ménages familiaux mixtes, avec services, sur un même site. En fait, c’est seulement en ayant ces milliers de gens de tout horizon que cela devient possible. Il existe tellement de potentiel, ici même à Montréal, de terrains et de territoire à proximité d’infrastructures de transport collectif largement sous-utilisé et mûr pour un apport en population. Une collaboration étroite entre le niveau municipal, provincial et fédéral sera nécessaire. Enfin, nous devons laisser de côté nos appréhensions envers les grands ensembles et introduire les entreprises autogérées à capital limité dans le mixte des solutions en logements.

Tags Rochdale Village, Peter Eisenstadt, New York City, Coop Housing, United Housing Foundation (UHF), Abraham Kazan, Robert Moses, Série Housing in NYC

William H. Whyte en pratique

October 24, 2024 John Voisine
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Learning from Bryant Park—Revitalizing Cities, Towns, and Public Spaces. Andrew M. Manshel, Rutgers University Press, 2020, 293 pages.

Cette chronique est un boni dans notre série sur l’œuvre de William H. Whyte (1917-1999).

Après avoir passé tout ce temps à examiner et à considérer les travaux d’une personne, comme ceux de William H. Whyte, on trouve rassurant de constater qu’en situation réelle où cette vision a pris forme, un renversement positif à 180 degrés s’est produit. Le récit à la première personne de cet ouvrage nous illustre que oui, une ville qui s’inspire des observations de Whyte pour guider les orientations d’aménagements de ses aires et places publics fera des pas de géant en faveur d’environnements urbains plus conviviaux pour tous.

Il est également réconfortant de constater que, lorsqu’on applique les orientations proposées par Whyte en faisant preuve de sensibilité, après avoir pris soin d’analyser le contexte et l’échelle urbaine appropriée, les résultats constructifs sont souvent ressentis bien au-delà du lieu visé initialement. Chaque chapitre est l’exemple qu’un travail sur un espace ou un corridor urbain a des retombées sur tout un secteur ou même un quartier de la ville, que ce soit par émulation ou par attraction. La capacité à distribuer équitablement cet impact et ces retombées positives devient souvent alors le vrai défi et fait partie de l’enjeu.

Ce livre d’Andrew M. Manshel est un témoignage, à la première personne, de la puissance d’une approche de l’espace urbain, d’une sensibilité de gestion qui donne la priorité au à l’accueil convivial et ouvert de tout le public. Dans les expériences racontées dans l’ouvrage, qui s’étale sur une période de plus de 20 ans, la plus exemplaire est celle qui s’est produite au cœur du cœur de la plus grande métropole américaine, New York. Elle nous parle directement de la capacité de quelques orientations fortes, appliquées judicieusement, de transformer un environnement urbain pour le mieux, en faveur des gens qui fréquente et souvent choisissent d’y vivre. Le district visé dans cette discussion est Midtown Manhattan, plus précisément Bryant Park et ses alentours, derrière la fameuse branche centrale de la NY Public Library (avec ses lions !), le long de la Fifth Avenue, entre West 40th et 42nd Street. De surcroit, en page couverture du volume, on voit ce qui est devenu le symbole des approches d’aménagements « à la William H. Whyte » : une simple chaise de type bistro, toujours disponible et que le public est invité à déplacer à sa guise. L’ouvrage est un peu l’histoire de cet outil, par la voix d’un de ses praticiens.

Sur les traces de Learning from…

Cette chaise est certainement devenue le symbole de cette philosophie d’aménagement qui invite le public à « s’approprier » de l’espace afin de mieux la définir, ne serait-ce que le temps d’un midi. Toutefois, ce que ce symbole semble si bien dissimuler, c’est toute l’infrastructure de soutien et d’entretien qui doit exister pour que cette chaise existe. Un niveau de soin et de concertation qu’il est difficile de mettre sur pied, dans un premier temps et par la suite, de maintenir de façon consistante et durable. De plus, c’est en travaillant pour une organisation de type Business Improvement District (BID) [1], et non à travers une agence municipale, que la plupart des « improvements », autour de Bryant Park, ont été réalisés. Ces organisations ne sont pas des charités, mais exercent plutôt un pouvoir de contrainte quasi légale et de perception de redevances sur leurs membres.

C’est aussi le cas d’autres districts abordés dans l’ouvrage, comme celui de Jamaica Avenue et son BID (qui est également l’histoire de la lente transformation d’un corridor commercial). Se posent toujours des questions légitimes d’équité, de représentation et de gouvernance parfois, qui sont abordées sans dissimulation par l’auteur. Mais puisque la résultante du travail est bien souvent si manifestement transformationnelle, cette question est généralement étouffée. Et comme l’auteur l’admet même, toutes les décisions ont été rendues dans la communauté de manière « top-down » ; les discussions avaient lieu seulement au moment de considérer les changements et amélioration possible, une fois les décisions implantées. Les circonstances ont voulu que les têtes dirigeantes de ces BID, comme l’auteur, étaient particulièrement bien imprégnées des attitudes et des idées de William H. Whyte sur l’aménagement des places publiques, des espaces urbains, et de comment assurer une catalyse dynamique et durable. Mais autrement, quels auraient été les correctifs possibles si les choses avaient été autrement ? C’est probablement une des raisons que l’on voit trop souvent ce type d’organisation se contenter du triomphe facile de l’extraction économique à court terme et de l’accommodement universel de l’automobile.

Dans un environnement urbain dévitalisé ou lourdement grevé sur le plan économique, toute modification au statutquo peut vite entrainer des blocages centrés autour d’instincts conservateurs ; de même pour les espaces qui « fonctionnent » à une échelle autoroutière. L’ouvrage reste honnête et transparent sur les aspects parfois difficile et même contradictoire de la proposition. Mais à travers le récit de son parcourt, l’auteur fait le pari qu’une application raisonnée et contextuelle des observations de William H. Whyte constitue un investissement productif et durable, autant pour la ville que ses citoyens.


[1] Au Québec, il existe un équivalant, les Sociétés de développement commercial (SDC).

Tags Learning from Bryant Park, Andrew M. Manshel, NYC, Urban Design, Série William H. Whyte

Small Spaces, Urban Spaces, Big Deal

October 10, 2024 John Voisine
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The Social Life of Small Urban Spaces. William H. Whyte, Project for Public Spaces, 1980, 125 pages.

Cette chronique est la dernière d’une série sur l’auteur urbain William H. Whyte (1917-1999).

Ce livre de William H. Whyte est paru il y a maintenant plus de 40 ans. Il demeure l’un des outils le plus pratique et concret auquel les urbanistes, architectes paysagistes et architectes-concepteurs peuvent se référer lorsque vient le temps de poser les bases du design d’espaces et de places publiques. Aucun doute n’existe que si, dans 40 ans, on veut toujours consulter le meilleur de ce qui s’est produit sur la façon de réussir une interface heureuse entre un petit espace et l’environnement urbain, les enseignements de Whyte se retrouveront sur le dessus de la pile. En fait, on doit les situer parallèlement à ceux de l’architecte danois Jan Gehl. À peu près à la même époque et avec des méthodes équivalentes, il en arrivait à des conclusions analogues (mais avec, cette fois, une saveur tout européenne). Whyte reconnaît d’ailleurs la contemporanéité de leurs démarches similaires et la convergence de leurs résultats.

Le doute qui se manifeste sur la pérennité des enseignements de Whyte se traduit plus par la difficulté d’incorporer ce qui est, après tout, une leçon constante d’humilité applicable à tous nos gestes. Toutefois, cette application doit se réaliser sans perdre la confiance nécessaire à l’avancement matériel et conceptuel des domaines de l’aménagement et du design urbain. Il est bien connu, par exemple, que la plaza de l’édifice Seagram à NY est, depuis son ouverture, une des plus fréquentée et utilisée, autant par le public de bureau que des touristes. Pour les immeubles de Midtown Manhattan, c’est d’ailleurs le succès de cette plaza qui a entrainé la standardisation, dans le code de zonage, de la formule d’échange « place publique contre superficie de bureaux ». Cela dit, combien savent que le premier surpris par cette fréquentation du public de ce qui se voulait avant tout un « joyau » à vocation purement esthétique fut certainement son concepteur principal, Mies van der Rohe (comme nous le rappelle Whyte en citant son assistant, Philip Johnson [1]). En d’autres termes, certaines plazas urbaines sont vite adoptées et fréquentées, mais la question sera toujours : comment tirer le meilleur parti des éléments de design qui encourage cette fréquentation active, marque d’un véritable succès? Avant cet ouvrage de Whyte, si même c’était une question qu’on souhaitait explorer, la résolution passait le plus souvent par un processus itératif de longue haleine. Surtout, d’accepter que la première fois ne serait pas la bonne. Finalement, avec cet ouvrage, on peut envisager de mettre un maximum de chance de son côté.

Sur les traces de The Social Life of Small Urban Spaces

Le programme qui permettait l’aménagement d’une plaza contre un gain en superficie (dans le nombre d’étages) pour l’immeuble sur même lot a, bien sûr, donné naissance à une période, durant les années 1960 et jusqu’au crash immobilier du milieu des années 1970, où les promoteurs ont fourni ces espaces nouveaux genres. Mais bien souvent, par manque d’une codification minimale des exigences, la ville se retrouvait avec un rectangle minéralisé qui demeurait aussi vide qu’un paysage lunaire, même si en bordure d’une avenue passante. Au début des années 1970, les autorités de la ville finissent par chercher à codifier des standards minimaux encourageant une fréquentation par le public pour lequel ces plazas étaient nominalement destinées. Encore fallait-il démontrer que ces critères de design allaient avoir une chance de renverser la tendance et d’encourager l’intégration souhaitée. Il ne faut pas oublier qu’on parle ici d’espaces localisés dans ce qui est certainement le centre urbain (Midtown Manhattan) avec la plus grande densité d’activités en Amérique du Nord. Une des personnes consultées pour relever ce défi est justement William H. Whyte. Il procède de manière innovante, avec un équipement à la fine pointe de la technologie pour l’époque, même si en réalité sa méthodologie consiste tout bonnement en une observation méticuleuse des comportements humains dans l’espace urbain. Ce travail, qui s’échelonnera sur presque 10 ans, lui permettra de formuler plusieurs pistes fertiles de design qui s’appliquent presque universellement, si on porte une attention particulière au contexte. Par exemple, une ville de 10-20, 100-200 et même cinq cent mille habitants n’est pas simplement une ville de 3 millions d’habitants à échelle réduite. La plupart des aménagements « de grandes villes » ne trouvent pas la densité de public nécessaire pour les activer en d’autres milieux.

Certaines places, « pocket parks » et même, comme on le comprend maintenant, certaines parties de rues (intersections aux configurations particulières, cases de stationnement riverain à des locaux commerciaux de destination ou des restaurants) développent une affluence « naturelle » qui leurs est propres, mais qui est souvent, si on observe de près, aussi le résultat d’une programmation intense, voulu et à l’écoute des circonstances. William H. Whyte ne le dit pas explicitement dans l’ouvrage, mais on fini par réaliser que les éléments d’un espace fréquenté et activé, d’une place à succès en harmonie avec son milieu sont, ironiquement, ceux qui invitent et guident subtilement le public tout en lui laissant un sentiment de contrôle ludique sur son environnement.


[1] MVDR, cité pas Philip Johnson, en parlant des bords des deux vastes plans d’eau rectangulaire où se l’on trouve toujours une petite foule, commente : “I know it. It never crossed Mies’s mind. Mies told me afterward, ‘I never dreamt people would want to sit there’”;

Tags The Social Life of Small Urban Spaces, William H. Whyte, Urban Design, Urban Spaces, Série William H. Whyte

La dernière vue

September 19, 2024 John Voisine
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The Last Landscape—Foreword by Tony Hiss. William H. Whyte, University of Pennsylvania Press, 1968 [2012], 376 pages [lu en format e-book]

Cette chronique fait partie d’une série sur l’auteur urbain William H. Whyte (1917-1999)

Si la vaste majorité de nos paysages naturels et urbains se trouvent, à un minimum, étudiés, considérés et dans une certaine mesure entretenus dans une perspective d’amélioration à long terme, on le doit au mouvement de prise de conscience affermi et systématisé par des œuvres comme The Last Landscape (1968). Je ne peux pas dire l’avoir étudié ou même en avoir eu conscience durant ma formation, mais cela est probablement attribuable au fait qu’il s’agisse d’une question légèrement décentrée par rapport à notre champ d’étude et de pratique. À l’exclusion des questions de paysages urbanisés, d’approches ou des perspectives et silhouettes urbaines, le paysage naturel ou même humanisé à l’extérieur des centres urbains est souvent laissé à nos amis les architectes paysagistes. Bon pour eux, mais franchement, shame on us d’avoir laissé effriter ce champ de considération dans notre pratique.

La première perspective ouverte par Holly Whyte dans cet ouvrage nous autorise à entrevoir comment un paysage laissé en pâturage à la spéculation, instrumentalisé comme réserve exclusive du développement et sans balises qui permet de guider ce dernier, lorsqu’il se pointe, est nécessairement un paysage et une opportunité de richesse collective perdue. Le contexte du propos de William H. Whyte est celui d’un pays qui est en train de se faire aplanir avec enthousiasme par l’ordinaire d’un vaste réseau autoroutier. Par la même occasion, il se fait aussi remodeler par le transport privatisé en automobile. Il n’y a pas si longtemps, pour atteindre un lieu d’activité économique, commerciale ou industrielle, de loisir ou de villégiature sur le territoire urbain, suburbain et jusque dans les plus lointaines campagnes, il fallait soit utiliser ses propres jambes, un véhicule léger (la bicyclette) ou avoir les moyens de loger et d’entretenir des animaux (chevaux) et des carrioles (d’été et d’hiver). L’âge du rail en région et des tramways urbain et suburbain ont permis « d’ouvrir » le territoire et par conséquent, les paysages. Cela facilita même de le structurer de façon rationnelle, à la fois utile économiquement et agréable esthétiquement. Les véhicules privés et les camions, pour lesquels nous avons englouti des sommes irrécupérables de notre trésor public, ont ironiquement pour leur part, au contraire, généré autant d’opportunités faciles de consommer et de « vidanger » (pour étendre l’univers lexical d’un terme), nos paysages. La vaste majorité de ces axes autoroutiers ne pourront jamais servir à d’autres fins et ne trouveront jamais un équilibre rationnel en tant qu’infrastructure collectif.

Sur les traces de The Last Landscape…

C’est dans ce nouveau contexte, donc le potentiel destructeur commence à peine à être absorbé dans la conscience populaire, que Whyte écrit ce livre.

Il n’apparait pas en vase clos, puisque quelques années plus tôt l’ouvrage Silent Spring (1962) de la biologiste Rachel Carson allait faire sentir toute la fragilité de nos écosystèmes. L’idée de consommer à l’infini le paysage, l’étalement urbain et suburbain comme mode par défaut de la croissance était finalement remis en question. Mais alors, comment en venir à un équilibre entre la réalité d’une croissance par étalement et la nécessité de conserver un maximum de zones naturelles, qu’elles soient aménagés, productives ou de plein air, grandes ou petites et préférablement relié entres-elles?

La richesse et l’étendue des propositions mise sur table par Whyte couvrent presque toute la gamme de ce qui est politiquement et légalement envisageable ici en Amérique [1]. On y trouvera même une discussion sérieuse de plusieurs propositions, comme les cités-jardins et les ceintures vertes. Avant de s’échouer sur les rives de la réalité et de la pratique, elles ont déjà été les porteuses d’idéaux solide et rassurant. D’après Whyte, ces concepts ont toutefois échoué à l’étape de l’implantation. Dans la partie « cité » des cités-jardins, par exemple, il manquera toujours la masse critique de gens et des activités qui font une ville. Dans la zone naturelle, on trouvera toujours prétexte à faire de l’empiètement sous couvert d’un développement nécessaire (voir à Toronto).

Quelle est alors l’alternative à l’étalement, à la destruction et au gaspillage des paysages qui l’accompagne? Le développement en grappe (cluster development) semblait à une proposition porteuse. On parle d’une stratégie qui s’applique surtout pour le logement et qui maximise à la fois le potentiel urbain, par concentration des gens, et qui laisse la place pour l’aménagement naturel du reste du terrain. C’est l’alternative à la subdivision en lots du terrain et la construction individuelle sur chacun, qui finit par tout consommer. Malheureusement, cette orientation n’est que rarement privilégiée. Un autre qui encouragerait les édifices à appartements multiétages rencontre encore trop d’obstacles réglementaires, autant en ville qu’en banlieue.

Le fait que depuis la sortie de l’ouvrage, il y a plus de 50 ans, très peu de développement s’est fait selon ce modèle illustre bien le gouffre qu’il y a entre ce que nous savons être les meilleures formes et ce que nous réalisons. Mais de laisser ces idées en circulation est une façon d’espérer.



[1] Il est toutefois curieux que l’auteur ne mentionne jamais le « droit d’accès public » qui existe dans certains pays scandinaves. Cela changerait fondamentalement notre relation au paysage ici.

Tags The Last Landscape, William H. Whyte, Paysage, Aménagements urbain, Metropolis, Série William H. Whyte
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