Le BAEQ revisité—Un nouveau regard sur la première expérience de développement régional au Québec. Sous la direction de Bruno Jean, Presses de l’Université Laval, 2016, 215 pages.
George Orwell à Verdun
La mairesse de l’arrondissement de Verdun, Madame Marie-Andrée Mauger, présidait hier soir (mardi) à une assemblée publique « d’information et d’échange » sur le sort que l’arrondissement réserve finalement au Natatorium, le bâtiment Art déco inauguré à l’été 1940 et qui est l’incarnation et le phare du site. Sans ce bâtiment spécifique, restauré et agrandi afin de tenir compte de l’évolution de notre société en quatre-vingts ans, il faut dire que le lieu perd substantiellement de son sens, autant dans la continuité historique que dans sa charge symbolique pour la collectivité verdunoise.
Mais en plus de Madame la Mairesse, des conseillers et d’un trio de fonctionnaires sélectionné pour expliquer au public (1) les « choix difficiles », il y avait aussi, bien en évidence, une autre figure. Curieusement, il ne fut pas introduit par le présentateur/facilitateur, qui a pourtant vaillamment conduit cette soirée.
Même si ce personnage voulait passer inaperçu, on parle quand même d’une grande figure du monde de la littérature, du journalisme et de la pensée politique du 20e siècle. Il est vrai qu’il avait une présence quelque peu fantomatique, mais comment pourrait-il en être autrement? Il a écrit des récits d’aventures à partir de ses propres exploits (durant une horrible guerre civile dans la péninsule ibérique), des romans allégoriques, des récits de politique-fiction ou d’anticipation, selon l’époque ou le point de vue où l’on se situe. Il a fait du journalisme-réalité et a aussi écrit sur l’utilisation politique de la langue (anglaise). Mais hier soir, ce personnage était visiblement flatté et présent pour recevoir les honneurs que lui réservait la petite politique municipale de Verdun. Oui, George Orwell était dans la salle du conseil et ne pouvait faire autrement que d’admirer le travail de « novlangue » employé par l’administration de la mairesse Mauger.
Une des nouveautés terrifiantes dans le monde totalitaire de son plus célèbre roman, 1984, est la manipulation toujours plus sophistiquée de la langue afin d’obscurcir et de détourner les gens de la réalité avérée. Les intentions véritables sont encadrées par un vocabulaire servant à faire de l’ombre, au lieu de servir à éclairer le projet collectif proposé. L’ironie est que l’on utilise même souvent les mots qui mettent en valeurs le meilleur des aspirations contraires afin de mieux faire diversion sur la banalité médiocre et sans vision de ce qui est avancé comme « avenir radieux ».
Ces techniques indignes d’une démocratie municipale ouverte et transparente étaient pleinement déployées hier soir lors de cette soirée « d’information et d’échange ». Madame la mairesse Mauger a commencé par dire, pour ajouté à la confusion, que le site demeure, quand le but de la soirée n’avait jamais été de parler du site, la discussion ayant toujours porté sur le bâtiment. Elle en a parlé en disant que c’était « le bâtiment que l’on traverse et où l’on va se changer et prendre sa douche ». Ah ben, si c’est juste ça, pourquoi tout le flafla? Si c’est vraiment juste un banal bâtiment utilitaire pour passer, se changer et prendre sa douche, pourquoi même nous avoir convoqués? Évidemment, c’est tout le contraire. En plus d’être le bâtiment-phare du site, distinctif et uniquement particulier dans son milieu, c’est aussi le lieu où les gens pouvaient, jusqu’au début des années 1980, aller passer leur été sur le toit-terrasse, s’y restaurer en se délectant de la brise, du fleuve et des baigneurs (2) dans les deux grands bassins au sol. En termes de taille, seule la piscine extérieure de l’ile Sainte-Hélène viendra l’éclipser, à partir de 1953.
Maintenant, en avançant les deux scénarios qui ont été étudiés, la mairesse a présenté le choix comme étant celui entre la restauration ou la reconstruction. Blanc bonnet/Bonnet blanc donc? Reconstruction est un de ces mots orwelliens d’une merveilleuse ambiguïté lorsqu’on veut, par exemple, obscurcir la réalité d’une proposition de démolition. Vers la fin de sa présentation initiale, la mairesse Mauger s’est d’ailleurs échappée en disant qu’elle n’était pas « une partisane de la démolition ». Alors c’est cela, finalement, ce que le langage cousu de double entendre tentait de dissimuler. Pourquoi ne pas avoir respecté les citoyens et le dire simplement, right from the top?
La mairesse finit par dire que c’est une « conversation » qu’elle entreprend avec « humilité ». Une façon de démontrer cette humilité proclamée aurait certainement été d’utiliser des mots et un vocabulaire qui identifie clairement et ouvertement les intentions du « scénario » retenu. Une démolition n’a rien de la reconstruction. Pourquoi avoir pris ses commettants pour des valises? Même le quotidien numérique La Presse+ intitule ce matin son article sur la question « Le Natatorium de Verdun sera démoli ». Voilà, c’est dit (3).
(1) La soirée était aussi diffusée en direct sur la chaine YouTube de l’arrondissement. On peut la voir avec intérêt ici.
(2) Comme on peut le constater dans ce délicieux vox pop d’une époque maintenant révolue.
(3) Mais pour finir en beauté et avec le sourire, malgré tout, voici une belle page de « trivia » du Natatorium. Ou pour mieux comprendre la fierté civique engendrée par ce qui est vite devenue une institution pour la « Cité de Verdun », il faut lire cet article paru dans le quotidien The Gazette du 21 juillet 1951, Popular Open Air Pool Pays Verdun Dividends : More than 6,000 cool off in this outdoor pool on hot summer days.
Québec urbain
Un Québec urbain en mutation. Gérard Beaudet, Éditions MultiMondes, 2023, 325 pages.
Ce dernier livre de Monsieur Gérard Beaudet rend un grand service au domaine de l’urbanisme au Québec. Il est à la fois généraliste et fouillé lorsque le propos l’exige. On pourrait dire de même de la plupart des ouvrages de l’auteur publié au cours des dernières années. Nous en avons revu quelques-uns dans nos pages, en commençant par le duo essentiel pour qui veut se donner une idée de l’évolution urbaine dans la grande région de Montréal : Banlieue, dites-vous? La suburbanisation dans la région métropolitaine de Montréal (2021) et son compagnon, Le transport collectif à l’épreuve de la banlieue du grand Montréal (2022). Ces ouvrages sont uniques sur ces questions, mais il est impensable de les mettre entre les mains du novice et s’imaginer qu’ils resteront sur le dessus de leurs tables de chevet jusqu’à la dernière page. Cela n’est en rien lié à la qualité de l’écriture ou de l’argument, c’est simplement dans la nature de ces sujets. On sait aussi que l’auteur n’hésite pas à se lancer dans des propos qui ont un certain mordant. Le fameux Le pays réel sacrifié : la mise en tutelle de l’urbanisme au Québec (2000, en collaboration avec Paul Lewis, Jean Décarie et Daniel Gill) ou dans un plus récemment, Les dessous du printemps étudiant. La relation trouble des Québécois à l’histoire, à l’éducation et au territoire (2013) en sont des exemples. Mais toujours, à moins d’avoir un engagement profond envers ces questions, il ne sera pas facile d’évangéliser autour de soi. J’allais oublier, mais un autre de ses ouvrages, commenté sur cette page et qui porte un regard original sur le monde municipal, L’innovation municipale — Sortir des sentiers battus (2019, écrit avec Richard Shearmur) mérite le détour. Cela dit, encore une fois, par la nature du sujet, le réservoir des converties sera souvent assez restreint.
Mais avec Un Québec Urbain en mutation, on se retrouve devant ce rare objet : un ouvrage écrit par un spécialiste, mais qui peut facilement se partager et profiter à tous. Par son propos, emmené de façon souple et engageante, le livre est une source de prise de conscience, et de connaissance, dans le domaine. Il ouvrira la porte à de multiples discussions, pourra servir à former une base fertile et mutuelle, à travers presque tous les moments de l’histoire urbaine de la province, de la ville à la campagne en passant inévitablement par les banlieues.
Sur les traces de Un Québec en mutation
On s’en doute bien, il y a des circonstances uniques dans le développement de nos « cités et villes », nos campagnes et nos banlieues. Pourtant, il semble que presque partout, elles ont résulté en de vagues paysages qui, trop souvent, ne sont que banalité de lieu et d’expériences. Malgré ses professions d’unicité, cela nous rappelle douloureusement que notre urbanité codifiée ne fait que reproduire les pires schémas nord-américaine.
Expliquer pourquoi et comment, malgré un cheminement assez particulier dans le domaine du contrôle (mais surtout du laissez-faire) urbanistique, peut impliquer des justifications contextuelles pas toujours faciles et ceci, en dépit d’une maîtrise « professionnelle » des questions urbaine. Ou peut-être chercherons-nous à nous mettre tous sur une même page lors de discussions plus poussées, pour mieux comprendre notre passé et envisager notre futur. C’est durant ces moments, et bien d’autres similaires, que cet ouvrage de Gérard Beaudet (1) sera d’un bon service.
Par exemple, on comprend bien tous de manière abstraite que le niveau municipal est important pour une saine vie politique et civique. Mais qui sait que Lord Durham n’en pensait pas moins? Ainsi, dans son fameux rapport sur les rébellions de 1837-38, il écrivait que : « l’on peut considérer comme une des causes principales de l’insurrection […] l’absence totale d’institutions municipales qui donneraient au peuple une certaine autorité sur les affaires régionales ». En effet, qui l’eût cru, les gens aiment avoir un mot à dire, ou du moins sentir qu’ils pourront le dire et être minimalement entendu dans les affaires qui les concernent de près, comme dans leurs quartiers et sur leurs rues. Malheureusement, ces dernières années, on est passé d’un régime où le bulldozer n’était jamais loin d’aplatir son quartier, surtout si l’on était pauvre dans un quartier oublié, à un régime de gouvernance où plus rien qui profiterait à la collectivité ne peut se construire. L’exception sacrée : les réseaux autoroutiers et les routes sous le contrôle du ministère des Transports (2). Et pour faire bonne figure, les centres commerciaux à la jonction des bretelles d’autoroutes. Aussi, jamais trop d’espace, de fluidité ou de « sécurité » pour les automobiles.
Cette réalité est la nôtre. Il faut admettre que malgré nos cadres législatif tardivement adopté et implanté (par rapport aux autres entités comparables), nous en sommes essentiellement au même point bas que nos pairs nord-américains. Pour retracer cette histoire et enclencher une discussion sur des bases solides, on s’offre et on partage ce livre (3).
(1) Je ne peux pas passer sous silence, étant donné la nature de l’ouvrage, le manque d’un index. Pourquoi affliger le lecteur ainsi?
(2) J’oubliais le “et de la Mobilité durable” mais encore, qui y pense?
(3) Encore une fois, le livre est ce qu’il y a de mieux dans ce type qui combine l’histoire et l’analyse avec un point de vue. C’est pourquoi il était surprenant d’y rencontrer certaines erreurs évidentes, comme lorsqu’il est dit à la page 81 que la « Standard State Zoning Enabling Act (SZEA), une loi fédérale […] » américaine; bien entendu, c’était plutôt une loi modèle proposée en 1922 par le Département du commerce américain aux États du pays afin de permettre à leurs villes de moderniser leurs gestions. La vaste majorité des états de l’époque ont adopté une version du Enabling Act, mais la plupart de leurs villes se sont contentées d’adopter une forme de zonage, souvent de nature raciste et ségrégationniste dans l’application, à défaut de pouvoir l’être dans le texte. Autrement, les « convenants », de nature privée, ne se gênaient pas pour l’être.
Nous avons abordé ces questions, entre autres en parlant du livre de Monsieur Richard Rothstein, The Color of Law.
"Les coulisses de la ville"
Ruelles. Ariel Tarr et Florence Sara G. Ferraris, La courte échelle—Parfum d’encre, 2024, 255 pages.
Je ne conserve aucune nostalgie des quelques ruelles que j’ai connue durant mon enfance. C’était généralement des endroits d’une propreté douteuse, asphaltée, rugueuse, étouffante et qui n’offraient que peu d’éléments positifs et une tonne de composantes rébarbatives. C’était bien révolu le temps des « colonies » d’enfants dans les quartiers. Ce n’était plus l’époque où nos amis habitaient tous autour d’un unique bloc urbain, alors rares étaient les raisons pour se retrouver dans une même ruelle vide, grise, sans point focal naturel. De plus, les endroits naturalisés ne l’étaient pas de façon invitante (beaucoup d’herbe à poux ou d’autres verdures irritantes).
En rétrospective, et avec le rafraichissement historique et sociologique que donne la lecture de Ruelles, c’était l’époque où la Ville poussait les propriétaires à se débarrasser de leurs hangars (« la dentelle des ruelles », peut-être, mais surtout, comme le soulignent les auteures, source majeure d’incendies) et la plupart d’entre eux n’étaient que trop heureux de le faire. Il faudra beaucoup de temps et surtout un changement de garde démographique avant que l’aménagement de ces cours, nouvellement dégagées par la disparition des hangars, puisse faire son chemin dans les pratiques d’habitation. Longtemps, lorsque les gens parlaient de se « réapproprier » leurs ruelles, c’était surtout pour confortablement aménager une place à leurs voitures. Bref, dans les années 1980-90, on commençait à peine ce qui deviendra la vague de revitalisation/gentrification tranquille qui fera de certaines de ces ruelles des milieux de vie pour leurs riverains. Mais pour réussir cette métamorphose, ce n’est pas seulement les cours privées qu’il faudra transformer, mais toutes nos façons et raisons de donner de la valeur à l’espace central, la ruelle elle-même.
Les auteures, Mesdames Ariel Tarr et Florence Sara G. Ferraris, font d’ailleurs un excellent travail de nous faire suivre le cheminement, parfois assez pénible, qui a conduit certains groupes de riverains à mettre les ruelles au « centre », physiquement et métaphoriquement, des îlots urbains dans les quartiers centraux (et aussi dans quelques anciennes « banlieues », comme Ville-Émard, Côte-Saint-Luc et Verdun). Les auteures exposent bien les façons et approches variées entre les différents arrondissements, qui sont au cœur des résultats disparates. Où certains vont appuyer tous les efforts, petits et grands, d’autres apporteront leurs soutiens qu’aux interventions « lourdes » et systématiques, avec des aménagements qui transforment la ruelle de stationnement en exemple de résilience urbaine naturalisé. C’est dans l’arrondissement du Sud-Ouest où l’on trouve ces approches « intensive », souvent identifié comme modèles bleu-vert.
Sur les traces de Ruelles…
Dans les arrondissements centraux, on semble accepter souvent une approche moins systématique, où seule la mobilisation d’une poignée de riverains peut apporter des résultats tangibles. Les deux démarches ont certainement leurs validités en contexte. Mais dans la plupart des cas, on a envie de dire, comme le laisse entendre l’expression, qu’il ne faudrait pas que le mieux devienne l’ennemi du bien. Dans cette veine, les auteures nous rappellent le cas de la ruelle Demers, dans la prolongation de la rue du même nom dans la partie sud-est du Mile-End. Un documentaire iconique de l’ONF, Les fleurs c’est pour Rosemont (1969) présente l’histoire de 5 jeunes architectes fraichement sorties de l’école et qui tentent de faire œuvre positive dans ce coin isolé et à l’époque encore très « populaire », du Plateau. Le choc des cultures qui s’en suit est presque insoutenable, mais beaucoup de choses peuvent être comprises si l’on sait que cette ruelle est maintenant un des joyaux des ruelles vertes du quartier.
Ruelles est autant une source d’inspiration, pour qui aimerait se laisser emporter par le rêve d’un environnement urbain revalorisé qu’un guide « how-to », qu’un livre d’histoires racontées à la première personne de gens pour qui les ruelles ont offert un réconfort, des opportunités, des ami(e)s-voisins, même parfois une nouvelle carrière. À propos, les auteures nous proposent de nombreux portraits, dont celui de Léa Philippe, celle qui a eu l’idée de lancer le Festival des arts de ruelle.
Que ce livre-guide sur les ruelles des quartiers de Montréal puisse exister maintenant est bien le reflet de la renaissance heureuse qu’a connu cette typologie particulièrement montréalaise (1). Et après une longue période de dormance qui correspond à ces années d’une lente transition fonctionnelle et souvent aussi morphologique, même les gens pour qui ces nouvelles typologies d’espaces semi-publics n’évoquent rien de nostalgique sauront y trouver leurs comptes. Qui sait, certains pourront de plus se donner le goût de participer à la création d’un 3e lieu près de chez eux. Ce qui est certain, c’est que nous avons maintenant ce merveilleux petit guide pour aller à la découverte des ruelles. Dix parcours originaux, à travers presque tous les quartiers de la ville, ont été montés par les auteures et même Verdun, pourtant pas réputés pour ses ruelles, à trouver les faveurs d’un parcours; autant d’occasions de parcourir ces sentiers à peine dissimulés. Un bel été de parcours urbain en perspective, dans ces « coulisses de la ville ».
(1) Comme le rappellent les auteures, c’est une typologie urbaine qui se retrouve dans plusieurs anciennes colonies britanniques, mais dans l’ouvrage on parle de son expression montréalaise.
Abolir l'ère des créatures
Libérer les villes—Pour une réforme du monde municipal. Maxime Pedneaud-Jobin, Les Éditions XYZ, Collection Réparation, 2023, 137 pages. Lu sur plateforme iBooks.
On penserait qu’il serait plutôt facile de convaincre des gens comme nous, adjacents au monde municipal, que dans ce pays et cette province, il est temps d’enfin libérer les villes. Ces pauvres « créatures » de la province ne méritent-elle pas qu’on les dote d’un statut concomitant à leurs véritables fonctions de gouvernement, même du palier de gouvernement le plus proche du citoyen? Nos malheureuses cités et villes sont les « oubliés » de la constitution canadienne, laissée aux soins des provinces de les créer, si elles le veulent bien, et des garnir des pouvoirs qu’elles jugent appropriés. Le corollaire est, bien entendu, que les provinces peuvent aussi bien, du jour au lendemain, les dépouiller de ces mêmes pouvoirs. Elles peuvent de plus les dissoudre et effacer jusqu’à leurs existences toponymiques, comme plusieurs ont dû le vivre durant les fusions municipales du début du siècle.
Cette existence par procuration est pourtant une réalité assez universelle dans l’histoire des villes, autant ici, en Amérique du Nord, que dans le reste du monde. Si l’on fait exception de certaines cités-États, de quelques cités franches et de quelques principautés Européenne, toutes les entités urbaine, tous les territoires urbanisés ou « rurbain » doivent leurs existence à un état souverain qui lui est nécessairement, hiérarchiquement ou politiquement, supérieur. Selon les états, ce modèle fonctionne plus ou moins bien. Mais certainement, il donne toujours la possibilité à l’État d’avoir le dernier mot. Bien entendu, aucun État qui souhaite bénéficier d’une prospérité économique, appuyé par une vitalité intellectuelle et culturelle significative, ne va commencer à mettre des bâtons dans les rouages qui font tourner ses principales cités et villes. Il n’est toutefois pas rare de voir des États, qui sont la plupart du temps « provinciaux » dans tout ce que ce mot a de rétrograde, instituer des lois qui contraignent sérieusement les volontés plus progressistes de ses entités municipales. Près de chez nous, Montréal est l’exemple clé, avec un gouvernement provincial qui n’a de cesse de vouloir se faire du capital politique sur son dos, entre autres avec sur la question linguistique ou avec des mesures vexatoires adoptées sous le couvert fourbe de la laïcité (Loi 21). On ne mentionnera même pas la question du transport en commun, c’est trop douloureux. Dans la province voisine, Toronto est aussi la cible d’un gouvernement provincial hostile. Mais pour être honnête, même si ces deux métropoles étaient « libéré », il est difficile de concevoir comment ces dynamiques seraient évacuées.
Sur les traces de Libérez les villes…
Malgré un certain scepticisme qui ne nous quittera jamais vraiment tout au long de la lecture, accordons simplement les honneurs à Monsieur Maxime Pedneaud-Jobin, ancien maire de Gatineau. Il réussi dans cet opuscule à monter un argumentaire des plus convaincant pour cette cause louable de la « libération » des villes.
Il faut toutefois admettre plusieurs obstacles à faire ce type d’argument. L’auteur, en élidant ceux-ci, en essayant de les étouffer dans un silence sans écho, finit par dévaloriser les situations (nombreuses!) où une « libéralisation » serait de bon aloi. Montréal, Québec et même Laval auraient la capacité d’État-nation. Mais l’on ne doit pas oublier qu’il y a à peine 12 ans, Laval était depuis presque 25 ans sous l’emprise d’un maire qui plaidera coupable à des accusations de corruption, complot, fraude et gangstérisme. Montréal a aussi longtemps connu le règne d’un seul homme (sans la corruption, mais avec beaucoup de sclérose!). Combien d’autres administrations fonctionnent sous l’influence de « growth machines » locale ou régionale? En d’autres termes, il semble encore trop facile de faire une « capture » des instances municipales ou de les « détourner » de l’intérêt public. Dans les prochaines années, avec les situations difficiles qui vont surgir dû aux changements climatiques, cela ne va devenir que plus évident.
Cela dit, il est vrai que les villes doivent être libérées, pas vraiment de leurs conditions de « créatures », mais plutôt du cafouillis des lois et règlements qui les gouvernent. Comme le propose l’auteur, l’idée de mettre en place une « charte » des villes n’est pas vilaine et permettrait de constituer une base stable et pérenne. Une partie du travail a été fait par l’UMQ dans un livre blanc. L’auteur mentionne d’ailleurs qu’une des grandes difficultés des administrations municipales est de comprendre la gamme et l’étendue de leurs pouvoirs. Je suis de ceux qui analysent qu’elles en ont beaucoup, mais il n’est pas faux qu’avec la législation actuelle, il n’est pas facile de les cadrer. L’auteur aborde aussi la question des revenues, et sur ce point, je pense que le problème en est un de légitimité. Les municipalités ont de nombreuses sources de revenus potentielles (écofiscalité, loi 39, ententes, etc.), mais il est difficile de légitimer de nouvelles ponctions fiscales quand moins de 40 % des électeurs choisissent de voter aux élections municipales.
Pour le plaisir de la discussion et pour faire une propagande vigoureuse de la cause des villes, un livre à mettre dans toutes les mains.
À demeure
Que notre joie demeure. Kevin Lambert, Héliotrope, 2022, 381 pages.
Série à tous les deux mois : fiction
Il n’est jamais facile de lire ou de regarder une œuvre de fiction qui se déroule dans un milieu familier. Toutes les failles ou maladresses qui font partie du récit ou des personnages nous apparaissent comme autant de miroirs déformants. C’est à ce moment que l’on se tourne vers son conjoint pour partager notre hilarité ou confusion face à l’histoire, et que l’on constate, oh horreur!, qu’elle est totalement absorbée et transie par ce qui nous paraissait, évidemment, d’un ridicule à détacher la mâchoire.
Dans ce roman, c’est un peu la sensation qui traverse le lecteur le moindrement accoutumé au rouage d’une firme privée de service. Ici, il s’agit d’un important bureau en architecture, mais il est facile d’imaginer toute une gamme de service; le type de clients sollicités et nécessaires à la poursuite et au succès de l’entreprise finit par avoir une influence directe sur les principaux de ces firmes. Il est vrai aussi que l’architecture est particulièrement vulnérable à ce type de déchéance, mais probablement rien de plus (et souvent beaucoup moins) que d’autres firmes similaires (oui, je parle ici de nos amis ingénieurs!), mais il est aussi vrai que tant qu’à se construire une fiction, c’est toujours plus chic et swell du côté architecture.
Kevin Lambert a eu l’instinct génial, avec son style et sa manière de construire les scènes de son roman, de donner amplement d’espace pour abandonner sans regret la lecture. Le très long chapitre qui ouvre l’œuvre ne sera jamais achevé sans une volonté affirmée, et ensuite, les épisodes de l’histoire se parcourent avec vigueur, grâce à la phraséologie « leste et immersive », vraiment, de Monsieur Lambert. Le roman est clôturé par un autre chapitre-fleuve, mais rendu là, on accepte le deal. Des noms familiers pour ceux qui connaissent le domaine sont lancés ici et là, comme Paul R. Williams et David Adjaye, en lien avec le deuxième personnage principal, mais aussi Lutyens et Roebling. Plus près de nous, mais malheureusement beaucoup moins connu, Alexander Durnford.
Le point le plus faible de l’œuvre est curieusement son personnage principal, une architecte née et ayant grandi ici, qui à 69 ans est mondialement connue et adulée, une égérie professionnelle de sa génération. Ce personnage stresse les limites de la crédibilité et de la crédulité. L’auteur a tenté d’en faire l’émule d’une vraie architecte, vraie lumière de sa génération (et au-delà), l’iraquienne et britannique Dame Zaha Hadid (1950-2016). Il aurait au moins fallu écrire son nom, quelque part dans ce roman.
La machine
Urban Fortunes—The Political Economy of Place—With a New Preface—20th Anniversary Edition. John R. Logan & Harvey L. Molotch, University of California Press, 2007, 383 pages.
Cette chronique est la première de deux (2) qui fait suite à notre série sur la ville de Los Angeles.
On imagine aisément que dans chaque ville, village, zone rurale, province ou pays, existent des groupes d’intérêts pour qui l’essor économique et un développement sans contraintes sont des impératifs de premier plan. Les chambres de commerce, sociétés de développement et autres clubs de croissance font leur travail en essayant de mousser les atouts locaux et régionaux auprès des entrepreneurs, producteurs et investisseurs potentiels sensibles à cette offre avantageuse. Dans le même sillage, le pouvoir politique de tous les paliers de gouvernement voit de façon positive le contrôle d’une région qui est reconnue en tant qu’engin de croissance et de prospérité pour ses commettants. Il peut donc parfois se développer une symbiose, qui peut vite devenir malsaine, entre l’élite politique et les groupes que les auteurs de l’ouvrage, par exemple, appellent la « machine de croissance » (The Growth Machine), dans toutes ses incarnations. Ainsi, la machine peut par défaut s’imposer comme seul interlocuteur écouté et entendu dans une conversation sur les options de développement et d’aménagement d’un territoire. La force de cette machine, ainsi que le démontrent les auteurs, est dans son habileté à monopoliser le message afin de le guider dans le sens de ses intérêts. Elle réussira même le plus souvent à les faire passer comme universel. Avec ce type de discours, une autre des forces rhétoriques de la growth machine est sa capacité à convaincre que la croissance est nécessairement synonyme de progrès économique et social pour les personnes défavorisées. Ou comme le veut l’aphorisme bien connu de la croissance, a rising tide lifts all boats.
L’axe argumentatif de la growth machine est d’autant plus puissant qu’il s’efface derrière une thèse englobante et « naturelle » qui le présente comme un bien en lui-même, sans autre besoin de justification. L’acceptation de ses vertus est si répandue qu’en essayant de pointer certaines failles dans son discours, on se trouve vite à plutôt devoir motiver les raisons de cette contestation. Ainsi, au lieu de susciter un questionnement opportun sur les mécanismes de mise en place et les bénéfices de la croissance, on est contraint d’expliquer le fait d’interroger l’idée même que le modèle de croissance proposé soit un apport positif net à la communauté d’accueil. Est-il vraiment si déraisonnable de demander qui a quoi? comment? à quel prix?, et surtout, en fin de compte, qui paye? En d’autres termes, de s’interroger sur la répartition légitime de la nouvelle richesse créée?
Sur les trace de Urban Fortunes
La réédition du livre était pour fêter ses 20 ans de parution, en 2007; nous sommes donc maintenant en 2024, à presque 40 ans de la date de publication d’origine et pourtant, il m’appert que le propos n’a rien perdu de son actualité et de sa pertinence. En fait, je suis même un peu contrarié que des concepts de base, comme la valeur de transaction (exchange value) et la valeur d’usage (use value), sur lesquelles repose l’essentiel de l’argumentaire des auteurs, ne fassent pas plus partie de nos enseignements en urbanisme. Il est clair que plusieurs des préceptes fournis par l’ouvrage trouvent leurs places quand vient le temps de décrypter un environnement urbain. Malheureusement, faute de gens (économistes, urbanistes, et ironiquement, aussi des entrepreneurs!) qui pourraient percer l’ubiquité du discours consensuel de la « growth machine », il existe toujours un aveuglement sur les opportunités laissées en friche par rapport à la richesse et qui tiendrait compte de la participation des gens en place. Une des rares figures contemporaines en urbanisme qui argumente en ce sens est curieusement un conservateur de tempérament, Chuck Marohn de Strong Towns.
En plus d’être, à moyen et long terme, un net négatif (les subventions, contributions et autres allègements fiscaux et de taxes finissent rarement par avoir un résultat positif), cette redistribution se concentre dans la poche de ceux qui possède déjà, pas ceux pour qui cette contribution viendrait changer la donnent. Il est difficile d’argumenter que cette stratégie, ces concessions sans véritable risque partagé rendu aux intérêts de la growth machine, entrainent des investissements frais dans l’économie locale.
Je pense que nos sociétés sont mûres pour une meilleure connaissance des manières de générer une expansion économique locale. Ce n’est pourtant nul autre que Jane Jacobs, dans The Economy of Cities (1), qui avait apporté la réponse la plus crédible. Cet ouvrage est trop peu lu et connu, selon moi. Mais le but des auteurs n’est pas de donner des instructions sur la construction d’une économie locale, mais plutôt de démontrer que les intérêts de la growth machine se concentrent en silo sur des valeurs purement transactionnelles, au détriment d’autres, comme l’usage. Un environnement urbain solide et pérenne est composé d’un complément équilibré des deux.
Rien de mieux que de s’ouvrir les yeux sur une situation qu’on avait un peu perdue de vue. Une lecture nécessaire qui choc juste là où il le faut, pour redémarrer le système.
(1) Jane Jacobs était d’ailleurs particulièrement fier de son travail sur cette question, comme elle en témoigne dans cette entrevue.
Beyond the Veil
The Souls of Black Folk. Introduction by Davis Levering Lewis. W. E. B. Du Bois, Modern Library, Centennial Edition, 2003 [1903], 320 pages [lu en format ebook]
Série à tous les deux mois : essai histoire
The Souls of the Black Folk est un de ces livres qui marque un « avant » et un « après » dans la vie de celui qui veut bien s’en laisser imprégner. Pour utiliser une expression propre à l’ouvrage, c’est un des rares moments que nous avons de contempler l’existence « beyond the Veil », ce voile invisible qui fait qu’il nous est possible de passer nos vies tout en ignorant, ou dans le pire des cas, en perpétuant ce semblant d’ignorance qui est la porte ouverte à toutes les dégradations. Pour nous porter à l’intérieur de l’univers des ignominies qui se déroule juste de l’autre côté, il y a l’écriture, la voix d’un autre siècle (le livre est sorti en 1903) qui par la résonance juste, équitable et honnête de son propos, retient l’attention du lecteur durant ses quatorze brefs chapitres. Des chapitres qui sont autant de toiles dans la vie de l’auteur, qui raconte cette adversité quotidienne, emprunt de mesquineries, de tricheries, cette brutalité sans répit, qui s’est souvent révélée mortelle. En parcourant ces chapitres, on lit l’urgence dans le propos, qui devait entrainer le lecteur d’alors tout autant que le lecteur contemporain à questionner la nature et l’existence même de son humanité.
Paru presque quarante ans après la fin de la guerre de sécession américaine, c’est comme si l’auteur, William Edward Burghardt (W.E.B.) Du Bois nous rend la chronique d’un pays qui s’est enfoncé de manière encore plus inextricable dans ce que l’homme a de plus destructeur et ravageur à faire subir à son prochain, si ce dernier à la moindre nuance de noir sur sa peau. W.E.B. Du Bois est né après cette guerre (1868), dans le Nord. Il n’a donc pas eu à grandir au cœur du Black Belt, qui coïncide aussi avec le cœur des anciens états esclavagistes du Sud et la région qui sera le sujet de ce « car-window sociologist », comme il se qualifie drôlement lui-même. Ce moment dans l’histoire américaine est parfaitement illustré par cette carte, qui permet à W.E.B. Du Bois d’écrire, dans le premier paragraphe du livre : « for the problem of the Twentieth Century is the problem of the color line. »
La définition de ce « color line » est probablement moins évidente et surtout, le voile est devenu à la fois plus opaque et translucide (ce qui permet même à certains d’affirmer qu’il n’existe plus), mais la volonté implacable d’asservissement, d’humiliation et de ségrégation entre les gens et groupes de différentes cultures, de culture polymorphe ou cosmopolite, et de différentes nuances capillaires est encore bien vigoureuse dans nos sociétés modernes. Voilà pourquoi The Souls of the Black Folk nous chante toujours aujourd’hui, cent vingt et un ans après sa parution.
Sur les traces of The Souls of Black Folk
W.E.B. Du Bois finira par obtenir des diplômes de l’université Fisk (un HBCU), à Berlin et de Harvard (son PhD). Un des combats de son existence, qui le conduira même à un vif désaccord avec l’une des plus grandes figures de son époque, Booker T. Washington, portera sur l’importance de faciliter à ceux qui le peuvent (dans les communautés noires) la possibilité de poursuivre des études supérieures dans les arts, les lettres, la philosophe, l’histoire, bref, les arts libéraux. Mais selon Washington, si on était pour offrir la moindre éducation aux jeunes noirs du Sud, elle devait se limiter aux apprentissages pratiques et techniques, puisque l’autonomie et la viabilité économique devaient primer avant tout. Le fait que cinq des quatorze chapitres soient consacrés à discuter plusieurs nuances de cette question en dit beaucoup sur sa centralité pour Du Bois. Ce qu’il cherche à faire entendre au lecteur, c’est qu’en étant noir aux États-Unis, tout sujet de discussion doit être abordé avec « this double consciousness, this sense of always looking at one’s self through the eyes of others, of measuring one’s soul by the tape of a world that looks on in amused contempt and pity. One ever feels his two-ness—an America, a Negro; two souls, two thoughts, two unreconciled strivings; two warring ideals in one dark body, […]. »
Si ces paroles ne sont pas assez pour comprendre l’irréductibilité de la situation pour la population noire des États-Unis, voici ce que le sénateur Benjamin Tillman de Caroline du Sud a dit en apprenant que le président américain avait reçu Booker T. Washington pour un souper à la Maison-Blanche : « The action of President Roosevelt in entertaining that nigger will necessitate our killing a thousand niggers in the South before they will learn their place again. » Ce sénateur parlait ainsi du principal avocat pour une approche « lente » de l’intégration de l’homme noir au sein de la société du Sud, principalement pour éviter un « harsh, white backlash. » Ce « deadening and disastrous effect of a color-prejudice » permet également à Du Boise de mentionner, sans autre explication, les noms de Phillis Wheatley et Sam Hose; deux extrêmes de l’horreur « beyond the Veil ». L’avant-dernier chapitre de l’ouvrage, XIII Of the Coming of John, raconte en quelque sorte cette réconciliation impossible. On lira aussi pour le « discours » du juge à sa table de cuisine. Cela se termine par un lynchage.
En 1935, W.E.B. Du Bois fait paraitre Black Reconstruction, une reconsidération de la douzaine d’années après la fin de la guerre civile américaine. Il faudra attendre les décennies 1980-90, avec Eric Foner en tête, pour que les arguments de l’ouvrage commencent à être pris au sérieux par les historiens et mènent à une relecture de cette période. Nous allons nous intéresser à ce livre lors de la prochaine chronique de non-fiction, le dernier mardi, dans deux mois.
Ça se passe pas à Québec
Iphigénie en Haute-Ville. François Blais, L’instant même, 2009, 200 pages.
Série à tous les deux mois : fiction
Deux jolis et sympathiques mensonges de romancier viennent ponctuer cette virée dans les profondeurs de nos âmes contemporaines, offert ici par François Blais. De un, il ne s’agit en rien d’un roman à l’eau de rose, comme il l’est écrit sous le titre indéchiffrable (Iphigénie en Haute-Ville) en troisième de couverture. Cette épithète aurait même de quoi choquer les personnages! De deux, ça (leur histoire) ne se passe pas vraiment Québec, même si un message laissé dans une chiotte d’un bar de la Grande Allée sert de catalyseur pour la chronique épistolaire (les « e-mails ») qui composeront l’essentiel du récit. Les deux héros, Iphigénie et Érostrate, s’entrechoquent le temps d’un été dans un des plus vifs échanges de banalités sans lendemain qu’il puisse être donné de lire. Et puisque c’est l’histoire d’un couple qui est destiné à finir mal (dixit le narrateur) et à ne jamais se rencontrer (consciemment), l’énergie de ces jeunes personnages, « authentique à 100 % », ne trouvera finalement d’autre exutoire que celui de leurs propres récits, fait de fiction/réalité. Malgré des tentatives aussi sincères qu’héroïque de la part de l’auteur de rendre saillant les hauts lieux de la vie étudiante à Québec, on peut garantir que personne ne tournera les pages de ce roman pour s’en absorber. L’action du récit, tel qu’il est, se consomme par la suite principalement à Grand-Mère, dans la Mauricie, et même si cette ville finit par s’incarner avec plus de relief pour nos deux héros (et le lecteur, incidemment), encore une fois, nous n’en sommes pas ici au niveau du roman à l’urbanité atmosphérique d’ambiance. Le narrateur de ce récit, à la fois omniscient, intrusif et avec son propre programme qu’il aimerait bien « vendre » au lecteur, nous présente ce monde légèrement déséquilibré par rapport au nôtre. Le monde du roman est un reflet fidèle du nôtre, mais les prénoms à consonance hellénique des personnages lui confèrent juste assez de décalage pour insuffler une tension mythique et vitale aux contes qui servent de véhicule de communication entre nos héros. La mythologie du récit est celle de notre monde contemporain, qui se vit maintenant, sérieusement, mais où existent contes, récits et fables (appelés « fabliau » par nos héros, comme si ces petits récits en vers faisaient encore fureur). Mis bout à bout afin de servir au dialogue entretenu, le temps d’un été, entre nos deux héros, ils sont ce qui donne à ce roman un incontournable frisson narratif.
Quarkz & Quirks L.A.
City of Quartz—Excavating the Future in Los Angeles. Mike Davis, Verso Books, 1990 (2018), 512 pages.
Cette chronique est la quatrième d’une série de quatre (4) sur la ville de Los Angeles [4/4]
Il est bon d’enfin lire quelque chose sur Los Angeles écrit par ce qu’il y a de plus proche d’un native. De plus, loin d’être un simple observateur/flâneur, Mike Davis a durant toute sa vie adulte participer étroitement dans « l’éveil » des populations les plus vulnérables de la ville. En plus de cette implication étroite, on le connaît parce qu’il avait cette plume capable d’aller cherche le lecteur, même celui qui se réfugie dans le confort de l’indifférence. Je suppose qu’il y a toujours le danger d’amplifier une situation au point de nous faire détourner le regard, mais la grande force de City of Quartz se trouve dans la capacité de Davis (1), à travers les histoires politiques, personnelles, intellectuelles et urbaines qu’il présente au lecteur, de nous mettre en contacte juste assez avec la réalité locale pour nous faire questionner les paramètres complaisants de nos acquis.
Mais avant d’en arriver dans ces chapitres où l’histoire des gens de la ville est recalibrée à partir de cette perspective ancrée dans les impacts réels, l’auteur commence par un chapitre qui a la grande force de nous faire une histoire intellectuelle, artistique, littéraire et cinématographique de Los Angeles. Lorsqu’on comprend le rôle et l’influence sans pareil de la construction imaginaire de cette ville, presque sans commune mesure avec toutes les autres, on ne peut faire autrement que d’être absorbé par ce premier chapitre. J’aurais presque aimé le lire en lui-même comme opuscule indépendant avant de lire tout le reste, et la densité du matériel fait qu’on ne peut faire autrement que d’y retourner. Ainsi, on découvre que c’est le croisement, souvent involontaire et parallèle, de tous ces niveaux de compréhension (mais surtout de non-compréhension et même d’indifférence), qui a fini par produire l’image vague, confuse et embrumée que l’on identifie maintenant comme le L.A. Noir (2). C’est une image qui traverse autant le cinéma que la littérature et qui a bénéficié de plusieurs géniteurs (tous des hommes, c’était l’époque d’avant et juste après la Deuxième Guerre), que l’auteur expose ici avec tous les nuances et détours que cette histoire intellectuelle méritait.
Los Angeles a aussi le pouvoir de suscité des syncrétismes qui se sont révélés particulièrement fertiles dans notre monde contemporain. Avec cette combinaison d’industries aérospatiales et d’aviation, d’industriels fortement capitalisés (la défense) et de science de pointe (Caltech), L.A. s’est retrouvée être la plaque tournante de plusieurs courants nourrie d’ambition qui allait parfois au-delà de la réalité matérielle. Mike Davis fait la synthèse de ces courants de manière assez divertissante.
Sur les traces de City of Quartz
Mais pour revenir à la matérialité, cet ouvrage est un bon moyen d’assister aux origines des groupes d’intérêts comme le NIMBYsm et d’autres formes de résistances hyperlocalisés, aux motivations trompeuses. La Californie, en général et Los Angeles, en particulier, sont le foyer de nombreux courants qui ont comme objectif une limitation sur la capacité de récolter et d’utiliser des fonds publics, surtout les taxes foncières (source de revenus principale des gouvernements locaux). Grâce aux réformes progressistes du début du dernier siècle, la Californie bénéficie de mesures d’initiatives populaires (référendums) qui permettent de contourner le processus législatif (les élus). Ainsi, après être tombées dans l’oubli durant plusieurs décennies, les années 1970 les ont vues ressuscitées, principalement par des mouvements de la droite populiste. Avec cette résurrection, plusieurs mesures restreignant la capacité de taxation des entités locales ont eu gain de cause dans l’urne, comme le fameux Prop 13. Ainsi, une partie de l’ouvrage de Mike Davis nous illustre ce qui arrive quand une métropole comme L.A. continue son développement tout en se refusant les moyens de payer, d’encadrer et de se doter des services essentiels pour que ce développement engendre une croissance profitable à tous, en limitant les externalités. Car l’histoire récente nous l’a si bien montrée, on serait naïf de penser que les leçons ne se généraliseront pas.
La convergence des limitations et contraintes mesquines et populistes dans la capacité de se doter des ressources nécessaires à une croissance résiliente à quelque chose de particulièrement cruel, surtout dans nos environnements urbains. Même si glorieusement d’une gauche radicale, l’auteur est le guide qu’il nous fallait sur ce terrain.
Cependant, un des outils dont il ne disposait pas au moment d’écrire son ouvrage, à la fin de la décennie 1980 (il y a plus de 30 ans!) se découvre grâce au travail rendu sur le site Segregated by Design. Maintenant avec une page spécifique sur le cas de Los Angeles. La spécialité du site est la reconstruction (avec à l’appui des photos aériennes animées par un montage vidéo sophistiqué) de la destruction laissée par le passage des autoroutes urbaines. Cette vidéo illustre matériellement les ravages infligés par le Harbor Freeway dans ce qui était le cœur vif de L.A.
Après ce visionnement, comment utiliser encore des mots creux comme « cicatrice » ou « aménagement » urbain en rapport avec ces autoroutes? Excavating the Future in Los Angeles. Vraiment? Un avenir qu’on ne souhaite à personne.
Écologies urbaines
Los Angeles—The Architecture of Four Ecologies. With a New Foreword by Joe Day and Introduction by Anthony Vidler. Reyner Banham, University of California Press, (1971), 2009, 238 pages.
Cette chronique est la troisième d’une série de quatre (4) sur la ville de Los Angeles [3/4]
Pour se permettre d’écrire sur Los Angeles, Reyner Banham, cet historien et critique de l’architecture, né et éduqué en Angleterre, s’est contraint (sans y être forcé) à passer à travers un processus d’acculturation complet. On pourrait même dire, pour utiliser une expression de l’époque, avec de belles connotations négatives, que Reyner Banham went native. Mais comment aller native dans une ville moderne comme Los Angeles?
Parfois, en changeant de lieux, il faut modifier nos habitudes (certains diront, pince-sans-rire, de paradigme d’appropriation), si on est pour intégrer nos nouvelles circonstances et s’épanouir dans celle-ci. Pendant ma jeune vie adulte, je n’ai jamais eu besoin d’un permis de conduire (même si j’avais appris à conduire). Les choses ont changé lors d’un séjour de plusieurs années à Québec. C’était un triste constat, mais dans cette petite ville (1), patrimoine mondial, il est difficile d’évoluer autrement que derrière le volant d’une voiture (2). En désespoir de modernité, durant les 30 dernières années du 20e siècle, les édiles de Québec ont enthousiasment détruits leurs atouts uniques en Amérique, ceci à coups de dizaines de kilomètres d’autoroutes urbaines (3). Où Los Angeles a construit un modèle attractif, Québec s’est appauvri et banalisé.
Mais retournons à Banham, qui affirme, dès la première page du premier chapitre (In the Rear-view Mirror) de son livre : « So, like generations of English intellectuals who taught themselves Italian in order to read Dante in the original, I learned to drive in order to read Los Angeles in the original ». Lors de la publication de l’ouvrage en 1971, une des critiques récurrentes était précisément qu’il s’était « oublié » dans la ville, qu’il n’y avait pas appliqué une grille de lecture sérieuse. Comme s’il pressentait cette critique, il vient ainsi exprimer que non, pour lire et appréhender un objet d’étude, il faut l’accepter en ses propres termes, comprendre sa façon et sa manière d’être en contexte, l’apprivoiser dans sa langue. En se plaçant derrière le volant, en machine à travers LA, sur ses boulevards et par ses accélérateurs de temps et de distances que sont ses freeways, avec son paysage urbain dans l’dash et la ville in the rear-view mirror, Banham utilisait la langue de ses interlocuteurs pour comprendre le contexte matériel et symbolique de son objet d’étude urbaine et architectural. En se faisant, il veut démontrer que cette étude se situe dans une longue lignée d’effort intellectuel pour en arriver à une lecture fouillée et original du phénomène urbain qu’est LA.
Sur les traces de LA—The Architecture of Four Ecologies
Dans The Architecture of Four Ecologies, Reyner Banham délivre sur cette promesse de lecture originale, fouillée et sensible. Le découpage qu’il fait, en quatre systèmes « écologique », à la fois complémentaire et distinct, est en lui-même une grille de décodage fertile, qui permet de maitriser une géographie et une urbanité qui autrement, à cause de leur vaste échelle, n’offrirait que de vague point de fuite, difficile à saisir. Simplement par les titres de ce découpage, il est possible de s’imprégner des phénomènes évoqués : Ecology I: Surfurbia (où ‘Give me a beach, something to eat, and a couple of broads, and I can get along without material things’—prend tout son sens), Ecology II: Foothills (où l’on peut presque compatir avec la misère des riches), Ecology III: the Plains of Id (Hello Dingbats et où LA se rapproche le plus de la ‘Anywhereville’/Nowherecity qui rend dingue ses critiques) et Ecology IV: Autopia (où l’on apprend à aimer les freeways, ou l’on n’apprend rien).
À chacune de ces « écologies », Banham y associe une typologie et une histoire architecturale. Toujours dans le même ordre : Architecture I : Exotic Pioneers (où l’on découvre l’influence de l’environnement et de l’isolement géographique sur l’architecture), Architecture II : Fantastic (où Jack-in-the-Box, Disneyland, ‘a little garnish’, ‘Doing your own thing’ et ‘Home is where the (do-it-yourself) heart is’ nous réservent de belles leçons d’architecture), Architecture III : The Exiles (où Frank Gehry nous fait la leçon du cube type LA) et Architecture IV : The Style that Nearly (où le chapitre entier est en lui-même un des meilleurs textes qui existe sur les fameux Case Study Houses).
Les quatre chapitres se terminent toujours avec une discussion historique et une mise en contexte contemporaine de ces « écologies » urbaines. Ainsi on retrouve, dans le même ordre, The Transportation Palimpsest (où en quelques pages les réseaux de transport et leurs logiques dans LA sont rendu plus compréhensif que dans plusieurs volumes entiers sur la question), The Art of the Enclave (où les ‘East Coast town-planning snobs’ en prennent plein la gueule), A Note on Downtown… (où l’on sympathise avec une cause perdue) et An Ecology for Architecture (où les ‘East Coast town-planning snobs’ sont encore confondus).
Il est difficile de savoir, plus de 50 ans après la parution de l’ouvrage (4), ce qu’il reste concrètement de ce regard sans mettre les pieds sur place, mais c’est certainement un des plus sensible et informé jamais porté sur une ville. Los Angeles comme elle méritait d’être présentée.
(1) Moins de 200 000 habitants avant les fusions, moins de 500 000 habitants après et à peine passé ce cap depuis 2011.
(2) Le paradigme du « tout à l’auto » est freiné depuis l’administration du maire Bruno Marchand, surtout dans le petit noyau central et vers le campus de l’UL, mais ces gains sont encore extrêmement fragiles. La situation du transport en commun, surtout celle des Métrobus, cet atout pourtant si puissant, a cessé de porter des fruits, essentiellement par manquement de faire évoluer le système et son réseau ; une véritable tragédie.
(3) Il y a même cette légende urbaine comme quoi Québec possèderait plus de kilomètres d’autoroutes (proportionnellement à sa population) que LA. J’aurais tendance à donner du crédit à cette légende.
(4) Une des critiques les plus virulentes de l’ouvrage, paru à la même époque que la sortie du livre, a été rendue par Peter Plagens dans la revue Artforum, Los Angeles: The Ecology of Evil. Mordant en son genre, mais le mépris ne peut faire autrement que de laisser dubitatif.
Growth Pains
The Reluctant Metropolis—The Politics of Urban Growth in Los Angeles, with a new afterword by the author. William Fulton, The Johns Hopkins University Press, 1997 (2001), 407 pages.
Cette chronique est la deuxième d’une série de quatre (4) sur la ville de Los Angeles [2/4]
Après avoir constaté, avec le premier ouvrage revu, que les quatre-vingts premières années (1850-1930) de Los Angeles sont marquées par la fragmentation, l’ouvrage de cette semaine nous raconte l’histoire plus contemporaine de la métropole de rêve. Pour une bonne partie du 20e siècle, Los Angeles est la métropole d’une croissance qui fait rêver, souvent idéalisée; pas une fiction ni une fantaisie, mais plutôt un réel cadré sous une lumière idyllique.
Il n’y avait plus de limites durant la décennie 1950, on profite des fruits de ce labeur durant la décennie 1960 (tout en commençant, en marges, à réaliser que tout n’est pas rose au pays de la croissance sans limite) et finalement les années 1970 sont celles où, dans plusieurs domaines, on est après tout forcés, presque malgré nous, d’appliquer les freins. Dans le contexte de Los Angeles, cela veut dire un début de questionnement et de résistance face aux « Growth Machines » (1) qui caractérisait le consensus métropolitain de cette immense région du sud de la Californie qu’elle nourrit avec cette croissance.
Mais quand on commence à remettre en question les vertus d’accélérateur et de lubrifiant universel de la machine de croissance urbaine, il faut s’attendre à constater de plus en plus de bris et ruptures d’engrenages. C’est pourquoi les années 1970, avec l’apparition du mouvement slow growth, qui fait des gains dans certaines municipalités phares de la région, comme Santa Monica, auront des répercussions profondes et contradictoires sur l’ensemble de la métropole. Le consensus autour de la croissance est certainement remis en cause, et surtout le consensus autour de qui profite, qui est laissé pour compte et qui est ignoré lorsque l’enveloppe poussée par la « growth machine » fait sa tournée. Cette réalité est éclatée une fois pour toutes, mais puisque rien ne vient remplacer ce qui est aussi une machine à bâtir des consensus, parfois de type « gagnant-gagnant », parfois de type « donnant-donnant », tous les intervenants sont abandonnés à leurs ambitions. Sans le couvert politique ou idéologique de l’intérêt commun, le stress sur le système devient intenable.
Comme le démontre Monsieur William Fulton dans cette histoire urbaine des forces politiques, idéologiques et économiques des trente dernières années à Los Angeles, la perte de consensus autour de la growth machine a le double effet d’en exposer les contradictions et de rendre l’ensemble toujours plus « reluctant » (hésitante, rébarbative) à travailler dans le sens d’un intérêt commun; d’autant plus qu’il devient difficile à identifier.
Sur les traces de Reluctant Metropolis
Un des éléments qui viendra introduire des distorsions massives dans un système déjà fragile est la victoire référendaire, en 1978, de la proposition 13, bien connu en Californie comme Prop 13 (2). C’est l’incarnation même de l’expression « be careful what you wish for ». En fixant le taux de taxation municipal (commercial et résidentiel) à la valeur de l’immeuble en 1976 (3), on venait couper drastiquement le financement des gouvernements locaux et des entités semi-régionales (L.A. County), qui doivent respecter la même règle. Plusieurs (la vaste majorité) des services sociaux de proximité sont administrés au niveau du county, qui englobe aussi plusieurs gouvernements municipaux. En plus des coupes et de la réduction engendrées dans les services, il s’ensuivit une course vers les sources nouvelles de revenus. Dans ce sillage, des distorsions horribles dans la manière de gérer et surtout de générer la croissance, seule source potentielle de nouveaux revenus. Le taux d’un immobilier existant étant figé, rapportant de moins en moins avec le passage de chaque année, il fallait constamment générer un nouveau parc immobilier, ce qui n’est pas toujours facile. C’est alors que les villes ont jeté leur dévolu sur un outil jusqu’alors peu utilisé : la taxe de vente locale. Mais idéalement, les gens que l’on voulait attirer pour payer cette taxe devaient provenir de l’extérieur de la ville, d’où l’explosion des mégacentres (« big-box retail ») régionaux, générateurs de « sellscape » et autres corridors autoroutiers de la vente. Pour renflouer la trésorerie locale, on allait inciter les gens à venir acheter en masse et ainsi contribuer à la taxe locale. Toute croissance devient parasitaire.
Depuis la mise en place de Prop 13 à la fin des années 1970, la métropole de Los Angeles et sa région, mais aussi tout l’état de Californie, est sans doute subtilement défigurée sur le plan urbain et social par ce régime de taxation. Mais c’est Los Angeles, en raison de sa taille et de sa population, qui de loin en subit les pires contrecoups. Les distorsions que cela engendre dans le paysage de la mégalopole sont malheureusement trop souvent interprétées comme les conséquences « naturelles » ou même désirables par les agglomérations souhaitant atteindre une telle échelle. En cherchant à émuler la croissance « à la Los Angeles », l’on se trouve à importer des déformations particulières au contexte de cette ville. Pour se donner la chance de réfléchir un peu à ces situations difficiles, Reluctant Metropolis est le meilleur des compagnons.
(1) Reprise ici de la notion des Growth Machines telle qu’exposée dans l’ouvrage de John R. Logan et Harvey L. Molotch, Urban Fortunes. Nous y reviendrons au cours des prochaines semaines;
(2) Pour un aperçu de la proposition « from the inside », lire cette page de la Howard Jarvis Taxpayers Association. Pour ma part, je crois enfin avoir trouvé l’ouvrage qui décortique ce mouvement et nous y reviendrons;
(3) L’évaluation municipale est remise à jour en cas de vente, de rénovation majeure sur le bâtiment ou de construction majeure sur le terrain du bâtiment existant;