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Wellington | Fabrique urbaine

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L'urbanisme en pratique

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URBS+ : Abréviation d’urbanisme, mais quand même un peu plus. Une revue hebdomadaire d’ouvrages et d’œuvres avec comme point commun un intérêt pour l’univers urbain, qui est aussi l’univers ultime de l’être humain.

Le libertaire municipal

October 23, 2025 John Voisine
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Trente ans de politique municipale—Plaidoyer pour une citoyenneté active. Marcel Sévigny, Les éditions écosociété, 2001, 283 pages.

Série Élections municipales 2025

Personne ne viendra prétendre que de faire de la politique municipale est une sinécure. De tous les paliers de gouvernement, c’est certainement celui où le représentant élu a le plus d’occasions d’interagir avec ses commettants dans la vie de tous les jours, dans la rue, à l’épicerie, à l’école même. C’est beaucoup plus difficile, comme pour un représentant provincial ou fédéral, de se cacher dans ces capitales respectives. De plus, le système de représentation municipal est Ô combien capricieux et particulier, autant durant la période couverte dans ce récit de vie en politique municipale, soit de la décennie 1970 à 2001, juste après les grandes fusions municipales. En tant que représentant au conseil municipal dans une ville aux structures archaïques comme Montréal l’était à la fin du règne du maire Jean Drapeau (1952-56/1960-1986), on dispose à la fois d’une position assez visible à l’intérieur de son district, mais ironiquement, à moins d’être un des membres sélects du conseil exécutif, assez peu de pouvoir pour vraiment régler des situations problématiques de manière systématique, si nécessaire. C’est le lot de tous les représentants municipaux, mais c’était particulièrement le cas dans les districts de Montréal durant le règne du maire Drapeau. Le parti du Rassemblement des citoyens de Montréal (RCM), en commençant dans les années 1970, a peu à peu réussi à faire une alliance assez improbable des forces progressistes, autant anglophone que francophone, ce qui était, en soi, un petit miracle. Ils ont ainsi réussi à faire élire quelques représentants au milieu des années 1970, pour finalement être presque balayé lors des élections de 1982. 1986 sera la bonne année, avec à sa tête la personnalité dynamique de Jean Doré, le RCM pouvait enfin implanter son programme progressiste, qui incluait la promesse-phare d’une décentralisation des pouvoirs décisionnels vers les quartiers-districts locaux.

Comme si le spectre de l’ancien maire Drapeau imprégnait encore l’hôtel de ville, il y aura vite un braquage autour de toutes ces anciennes promesses de dévolution, autrefois si centrale au RCM. Dans son ouvrage ici, monsieur Marcel Sévigny en fait le récit en tant que représentant élu du RCM pour le district de Pointe-Saint-Charles/Petite-Bourgogne, ayant vécu cet épisode de l’intérieur et en tant qu’un de ses acteurs principaux (avec trois de ses collègues élus). On lira cet ouvrage pour s’absorber d’une lutte du point de vue d’un « true believer » et, en ce sens, l’auteur ne déçoit jamais.

JE ME RAPPELLE VAGUEMENT, non pas du spécifique de la confrontation (je n’avais même pas l’âge adulte!), mais qu’une des amertumes récurrentes, lorsqu’on parle des huit ans de gouvernance du RCM, était cette promesse brisée de dévolution de certains pouvoirs vers des « conseils de quartiers » dans les districts locaux. Pour Marcel Sévigny, la concentration des pouvoirs fut une rupture irréconciliable. La première victoire du RCM, en 1986, fut comme une ère nouvelle, mais lors de sa défaite écrasante de 1994, autant la population que le parti étaient à bout du style de gestion « verbo-moteur » du maire Doré, et ce, malgré un travail honorable sur deux mandats. C’est aussi ça la cruauté de la politique municipale; à la fin de la période Drapeau, il fallait reprofessionnaliser l’appareil, un travail sans gloire, et qui s’effectuait au moment de forte compression budgétaire et de désinvestissements imposés par le fédéral et le provincial.

Les préoccupations de monsieur Sévigny durant cette période étaient, pour dire les choses charitablement, d’un autre ordre. Qualifiant sa vision « d’anarchiste », de « municipaliste libertaire » avec une inflexion d’écologiste sociale (1), sa principale raison pour réadhérer au RCM en 1986 (il avait quitté le parti en 1978) était essentiellement sur la base de cette promesse du RCM concernant la dévolution des pouvoirs municipaux. Bien entendu, selon l’auteur, ceci ne devait être qu’un premier pas vers une prise en charge et une autogestion populaire plus agressive du district. Dans le meilleur des mondes, les villes (si même cette unité politique devait continuer d’exister) seraient des fédérations de districts locaux autogérés, mais aussi socialement solidaires, tout en étant des centres de « contre-pouvoir » vis-à-vis de l’État (provincial et fédéral). J’espère faire une représentation juste de la position de l’auteur, mais je dois admettre avoir plusieurs fois décroché; on s’épuise vite à imaginer le travail colossal et les confrontations incessantes qui seraient nécessaires pour activer la moindre de ces instances de gouvernance locale telle qu’articulée par monsieur Sévigny. Ce sont certainement des constructions que l’auteur présente comme étant de gauche, solidaire et écologiste, mais sérieusement, ce n’est pas une gauche qu’un adhérent sincère souhaiterait voir se concrétiser. Il se qualifie aussi de « libertaire », et cela est de loin le vocable qui lui convient le mieux. Mais pourquoi avoir voulu imposer sur ses commettants, parmi les gens qui l’ont le moins facile (ceux de Pointe-Saint-Charles et de Petite-Bourgogne) une telle charge politique? Difficile de figurer.


(1) Pour ceux intéressés à l’épistémologie de la chose, Marcel Sévigny identifie le théoricien et historien Murray Bookchin et l’auteure Janet Biehl comme sources de sa lecture des solutions à apporter au contexte politique local. À ce niveau justement, il faisait partie de l’organisation parapluie Action-Gardien, bien connu dans Pointe-Saint-Charles.

Tags Trente ans de politique municipale, Marcel Sévigny, Politique municipale, Administration municipale, Série Élections municipales 2025

Forger la distinction

October 16, 2025 John Voisine
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Des sociétés distinctes—Gouverner les banlieues bourgeoises de Montréal, 1880-1939. Harold Bérubé, McGill-Queen’s University Press, 2014, 268 pages. Livre emprunté à la BAnQ et photocopié pour usage personnel.

Série Élections municipales 2025

Cette histoire de la naissance et de la maturation de trois banlieues de « prestige » sur l’île de Montréal est exactement du genre qui se fait trop peu dans la province. C’est aussi, il me semble, une échelle, celle des gouvernements locaux, qui est trop peu abordée, du moins autrement que sous la forme d’une chronique des évènements. Ainsi, on se demandera pourquoi se préoccuper, à part pour la rubrique des affaires courantes, de ce qui n’est, en finale, que des « créatures » de la législature provinciale. De plus, elles ont longtemps fonctionné comme des entités de type corporatif (on parlera même de « corporations » municipales), ou le suffrage n’est pas celui des citoyens dans son ensemble. Le « contrôle » démocratique était plutôt le lot d’une pseudoélite, détentrice des propriétés immobilières à l’intérieur des limites municipales. Cette histoire des villes est donc bien souvent celle d’une petite bourgeoisie locale aux ambitions myopiques, qui la plupart du temps se concluait par l’annexion à Montréal. Bien entendu, c’est aussi ce qui rend cette histoire légèrement mélancolique et tragique. Si on sait comment bien cadrer et restituer un peu de son exemplarité, elle peut parfois devenir illustrative des destinées spécifiques qui caractérisent un quartier urbain. Nous en avons eu quelques bons exemples dans les dernières semaines, avec des ouvrages sur les quartiers autour du canal de Lachine, comme Pointe-Saint-Charles, Petite-Bourgogne et Saint-Henri, ou au cœur même de l’île, avec le Mile End.

Les historiens qui se penchent sur l’échelle municipale et qui peuvent s’en servir pour porter une thèse qui illustre jusqu’à quel point une corporation municipale peut être un vecteur puissant dans la réalisation d’un idéal locale sont toujours les bienvenues. Les outils délégués à la corporation municipale par les codes et la législation provinciale, surtout lorsqu’exercé avec intentionnalité et diligence, dans une ambition commune par une élite locale déterminée, peuvent s’avérer d’une efficacité redoutable. Et, comme l’illustre dans son ouvrage l’historien et professeur bien connu de l’Université de Sherbrooke, monsieur Harold Bérubé, si cette élite restreinte est unie dans une volonté idéologique et politique spécifique de forger un milieu de vie urbain à son image, il était possible de construire un espace urbain qui se distinguait des villes et banlieues voisines. Westmount, Mont-Royal et Pointe-Claire sont encore de nos jours trois municipalités synonymes d’opulence domestique et de prestige civique. On découvre dans cet ouvrage comment cette élite bourgeoise s’est attelée à cette tâche de générer trois municipalités bien distinctes.

D’AUTRE OUVRAGES ONT CAPTURÉ l’histoire des promoteurs immobiliers dans le développement de l’espace urbain. Ici, l’auteur montre comment une certaine conception de l’idéal suburbain a réussi à se traduire dans l’armature réglementaire. C’est en étant porté par sa bourgeoisie locale (mais qui avait, dans la plupart des cas, des réseaux d’affaires presque pancanadienne, dans le cas de Westmount), avec le loisir, l’inclinaison et le prestige nécessaire pour prendre le contrôlent des organes de gouvernance de la corporation municipale. C’est aussi cette capacité des élites politiques municipales d’avancer de façon claire, concertée et continue dans le temps une vision distincte de ce qu’elles voulaient être et représentée, autant pour elles-mêmes que pour les autres, qui a rendu possible cette réglementation si bien adaptée à leurs aspirations. Pour Westmount, Mont-Royal et Pointe-Claire, c’est certainement cet outil standard de gouvernance municipal, utilisé de façon judicieuse et sophistiqué par cette élite, qui a permis d’orienter le développement urbain.

Ainsi, il va de soi que les enjeux se présentaient de manières bien différentes dans chacune des trois municipalités. Toutefois, dans l’ensemble, on idéalisait la vie suburbaine, avec en plus une idéalisation du contact privilégié qui devait se manifester avec la nature, le tout rendu possible par un éloignement et une séclusion relative par rapport à la ville. Dans le cas de Westmount, cette nature était celle du mont Royal. Dans le cas de Mont-Royal, celle d’une cité-jardin en devenir et à Pointe-Claire, dans l’ouest de l’île, un côté bord de l’eau et un côté de territoires agricoles. Un équilibre constant devait être maintenu entre un imaginaire suburbain « idyllique » et la nécessité de se doter d’un environnement urbain sophistiqué. Chaque ville a ainsi déployé ses énergies réglementaires à créer, maintenir et isoler sa communauté afin de réaliser l’illusion de cet idéal suburbain, en déployant avec agilité les pouvoirs qui leur étaient dévolus. Des pouvoirs de régie du milieu bâti avec des critères d’implantation, de design et de construction stricte ainsi qu’avec le zonage. Mais ces villes ne se contentaient pas de régir la pierre. Elles allaient jusqu’à adopter et à faire appliquer une réglementation sur les activités permises, les nuisances, des normes de comportement public, qui s’appliquaient aux résidents, oui, mais à tous les autres, surtout. Cela permettait même de ségréguer et d’exclure des gens qui ne pouvaient pas s’identifier comme faisant manifestement partie de la communauté.

Cette histoire magistrale des soixante premières années de trois des banlieues les plus prestigieuses de Montréal nous rappelle que le prix d’un idéal s’avère rarement neutre.

Tags Des sociétés distinctes, Harold Bérubé, Série Élections municipales 2025, Règlementation, Histoire urbaine, Banlieues, Administration municipale

Au bout de la route, le Mile End

October 2, 2025 John Voisine
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Histoire du Mile End. Yves Desjardins, Septentrion, 2017, 355 pages.

Série Perspectives montréalaises

J’ai un intérêt particulier dans l’histoire de ce quartier de l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal, puisque j’y ai vécu les dernières années de mon enfance et l’essentiel de mon adolescence. En fait, nous vivions juste au sud de ce secteur, qui finira par reprendre le nom « Mile End », une appellation que je suis assez certain de ne jamais avoir entendue en grandissant. Nous étions plutôt dans une partie que nous appelions le « quartier portugais »; plusieurs de nos voisins étaient d’origine portugaise. L’école où j’ai fait mes trois dernières années au primaire avait une abondance de camarades de ce groupe. Je me rappelle même que ces derniers, en plus de leurs cours ordinaires du primaire, suivaient des cours qu’ils appelaient « pelo », un terme sans signification pour nous, mais on comprenait que c’était à la base des cours dans leurs langues d’origine (le portugais). Je viens de faire une recherche internet et, comme de raison, je découvre que cela existait vraiment et que l’acronyme cryptique signifiait Programme d’enseignement des langues d’origine (PELO). Ce n’est certainement pas dans le Québec au climat politique rapetissé, rabougri, frileux et paranoïaque (pour ne pas dire raciste) d’aujourd’hui qu’un tel programme pourrait prospérer, encore moins voir le jour.

Durant cette période, nous vivions au rez-de-chaussée d’un immeuble à logement en rangée de la rue Sewell, entre les rues Saint-Urbain et Clark. La propriétaire était une femme juive survivante de la Shoah et qui tenait aussi un dépanneur, juste un peu plus haut sur la rue, au coin de la rue Roy Ouest. Cette personne est décédée un peu avant que j’atteigne l’âge adulte et son fils, qui vivait, je crois, dans Côte-des-Neiges, a probablement dû vendre les deux bâtiments peu après. En grandissant, notre monde, avec ma mère et ma sœur, était fait de sorties sur le boulevard Saint-Laurent, surtout entre les rues Prince-Arthur et Duluth, pour notre épicerie (le Quatre-frères, le Warshaw, maintenant une pharmacie, une boulangerie « juive » juste en face, maintenant une boutique de musique, La vieille Europe, maintenant l’ombre d’elle-même, le commerce de produit en vrac Frenco, maintenant disparu) et tous les autres besoins d’une famille avec enfants. On fréquentait aussi les commerces de la galerie marchande des édifices La Cité, où ma mère a d’ailleurs passé les 25 derniers ans de sa vie. Sans connaitre ou avoir à utiliser cette terminologie, Saint-Laurent était véritablement à cette époque à la fois une rue locale et de destination, assez unique pour justifier un déplacement.

TOUT CE MONDE A ESSENTIELLEMENT été balayé au début des années 1990. J’ai moi-même demeuré dans le secteur 4-5 ans après ma majorité, mais ce n’était déjà plus la même chose. On ne le comprenait pas vraiment à l’époque, mais ça faisait déjà un certain temps que ce qui s’était construit pour servir et faire vivre, matériellement, culturellement et intellectuellement, les différentes communautés d’avant allait s’étioler au point de ne laisser que des traces et de la poussière. En l’espace parfois de moins de deux générations, ces populations s’étaient dispersées dans les nombreuses banlieues de l’île et ses rives. Cela allait ouvrir la voie à de nouveaux acteurs, qui se lançaient alors dans la réappropriation de ces bâtiments pour les doter de fonctions et d’utilisations innovantes adaptées à notre existence. En fin de compte, le Mile End a probablement été chanceux de se voir insuffler une nouvelle raison d’être, souvent même par les enfants dont les parents avaient, il n’y a pas si longtemps, quitté ce Mile End de leurs premières années au pays.

Comme mentionné en introduction, j’ai une sensibilité toute spéciale pour cette histoire, mais il ne faudrait surtout pas se priver de la lecture de l’ouvrage de monsieur Yves Desjardins sous prétexte que l’on ne se trouve pas de racine dans le quartier. En fait, j’ai triché en parlant de mon enfance dans le « Mile End », puisqu’en vérité, le quartier ne commence pas avant la rue Mont-Royal, plusieurs rues plus au nord de notre zone, dont le cœur se trouvait plutôt entre l’avenue des Pins et la rue Marie-Anne. Mais surtout, ce qui fait la force de l’ouvrage est sa capacité à rendre cette histoire urbaine de manière large, en soulignant son insertion à la fois pragmatique et complexe dans la trame montréalaise. On le découvre à différentes époques et sous différentes incarnations, de terres agricoles, de villégiature, de tanneries et de carrières, de villages, de villes, de villes scindées pour mieux servir les élites locales et ensuite, une fois tout le jus spéculatif extrait, l’annexion inévitable à Montréal. L’auteur distille ici la richesse et la diversité de cette humanité, la variété de ses entreprises urbaines, des institutions culturelles et, finalement, de la politique (municipale, provinciale, fédérale) qui caractérise si particulièrement l’histoire du Mile End, et nous conduit avec dextérité jusqu’à sa période contemporaine. Une lecture qui passionnera et un volume qui, autant par sa facture que ses références, enrichira toute bibliothèque.

Tags Yves Desjardins, Histoire du Mile End, Série perspectives montréalaise, Histoire urbaine, Histoire populaire et urbaine, Quartiers de Montréal

La Pointe Saint-Charles

August 14, 2025 John Voisine
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Pointe-Saint-Charles—L’urbanisation d’un quartier ouvrier de Montréal, 1840-1930. Gilles Lauzon, Septentrion, 2014, illustré, 246 pages. Lu une copie emprunté à la bibliothèque de Montréal.

Série Perspectives montréalaises

Dans le vocabulaire montréalais, parler de Point Saint-Charles (PSC), ou de « la Pointe » est une forme de lieu commun entendu, une autre façon de parler d’un quartier ouvrier, presque dans le sens d’un idéal, conforme à certains mythes que l’on aimerait voir plus répandus, comme la capacité de se regrouper et de lutter pour de meilleures conditions de travail, un niveau de sécurité publique de base pour tous, un droit au logement salubre et abordable et, plus globalement, une participation citoyenne qui va au-delà de la consultation nominative. Du moins, ces idées participent (sans jeu de mots) à notre vision de la Pointe. Elles font aussi partie de la part de légitimité et de crédibilité qui s’est accumulée dans le quartier au fil des générations. Pour en apprendre plus sur cette mouvance et des forces qui se sont exercées sur le quartier afin de cultiver cette conscience collective hautement développée, on se réfèrera avec bonheur à l’ouvrage de monsieur Steven High, Deindustrializing Montreal, qui était justement l’objet de notre billet, la semaine dernière. Mais avant de réussir à forger ce mythe prolétaire des temps modernes, il existait un PSC qui s’est bâti et urbanisé. Pour mieux comprendre sa diversité et sa « force assimilatrice » de quartier d’accueil, solidement ouvrier, difficile, mais toujours, du moins, durant les 70 années qui forment cette période d’étude, sur une pente ascendante eu égard aux conditions matérielles et sociales, on gagnera beaucoup en parcourant ce livre original et pionnier de monsieur Gilles Lauzon, qui se consacre à la construction (l’urbanisation) de PSC, de 1840 à 1930.

L’auteur, qui possède une formation en architecture et en histoire, a combiné ici le meilleur de ces deux sensibilités. Il a ainsi pu brosser un tableau proche des réalités sociales d’une population en évolution et de la transformation accélérée d’un espace urbain en devenir. Ce dernier est d’ailleurs passé de « paysage champêtre » à cadre bâti résolument urbain, de type résidentiel, institutionnel, commercial et surtout, souvent juste à côté, industriel. L’auteur a fait le travail d’illustrer sur des cartes, qui sont ses œuvres originales constituées à partir du recoupage d’informations dispersées sur plusieurs cartes de l’époque, de nombres aspects de l’histoire du territoire et des zones discrètes d’installation des différentes populations dans le quartier. Cela s’avère un visuel et une aide essentielle au propos et permet au lecteur de se plonger dans la spatialisation des gens et des fonctions sur le territoire de la Pointe.

L’AUTEUR A AUSSI EU L’IDÉE DE nous faire cette histoire urbaine en suivant l’implication de trois familles représentatives du montage démographique de PSC. On suivra ainsi les Mullins (catholique irlandais), les Galarneau (canadiens-français qui représentent les familles issues de l’exode des campagnes et qui retiennent des liens avec celles-ci) et finalement les Turnbull, qui, comme leur nom l’indique, sont des anglo-protestants immigrés des îles Britanniques. Tous les aspects de leur existence seront rendus à travers leurs circonstances particulières dans le quartier, que ce soit sur le plan des liens familiaux, du travail, leurs lieux et conditions d’habitation, l’évolution des services dont ils peuvent s’attendre de la municipalité, le niveau variable de scolarisation (ou non) de leurs enfants, leurs circonstances matérielles, le rôle de leurs communautés d’attache linguistique, culturelle et confessionnelle; dans le temps et spatialement, sur le territoire. On lira sur les différents types de logements et sur le génie constructif déployé par rapport à des lots urbains compacts devant malgré tout être rentabilisé. Cela se fait même parfois en plaçant l’entrée au troisième étage de certains logements en cour arrière; ces entrées se sont même rendues jusqu’à nous! Il sera aussi question des modes d’occupations des logements, puisque l’auteur nous fait ici une reconstruction, assez uniques dans la littérature, des possibilités d’occupations offertes aux ménages. Surtout, l’auteur nous entraine dans le sens d’une compréhension tout en nuance d’une occupation parfois fragile et difficile, il est vrai, mais aussi bien souvent, fait d’options qui impliquaient, de la part de ces familles, des choix et non, comme une certaine littérature à longtemps chercher à le représenter, une déchéance assurée dans la misère.

C’est aussi sur le plan spécifique de la mortalité enfantine (particulièrement élevée chez les francophones) que le récit de monsieur Lauzon permet de faire la part des choses. On écarte et disculpe des notions vagues comme « l’insalubrité » des logements, trop souvent servie comme prétexte de tous les problèmes. Pour conclure, un autre des bons coups de l’auteur est de résoudre de manière convaincante l’ambigüité sur la question de l’approvisionnement en eau des immeubles multilogements. On avait longtemps cru que le fait que ceux-ci soient alimentés que par une seule source avait été à l’origine de nombreuses contagions et d’insalubrité chronique. Cela découlait d’une mauvaise lecture des sources. Mais pour savoir comment et en découvrir bien davantage, il faudra se saisir de ce livre, qui se présente comme une aventure aux origines du quartier ouvrier prototypique montréalais, Pointe-Saint-Charles.

Tags Pointe Saint-Charles, Gilles Lauzon, Le Sud-Ouest, Histoire urbaine, Série perspectives montréalaise

Stripmining Montreal

August 7, 2025 John Voisine
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De-Industrializing Montreal—Entangled Histories of Race, Residence, and Class. Steven High, McGill-Queen’s University Press, 2022, 419 pages. Je tiens à remercier M. B. pour l’opportunité d’avoir eu accès à ce livre.

Série Perspectives montréalaise — Les quartiers

Ce n’est pas tous les jours qu’on a la chance et le bonheur de tomber sur un ouvrage aussi stimulant que celui que nous offre ici Steven High, professeur d’histoire à l’université Concordia et un des principaux responsables et initiateur du Centre d’histoire orale et de récits numérisés (CHORN). La facture de l’ouvrage est celle d’un livre d’art qui se dépose sans gêne sur une petite table de salon afin de se laisser dévorer par des convives curieux. Si les photos, les images et les représentations graphiques semblent nous entrainer sur les chemins d’une visite de quartier bohème et digestive, c’était probablement parce qu’on avait échappé ou oublié de prendre au sérieux le sous-titre : Entangled Histories of Race, Residence, and Class. Ainsi, cet ouvrage a beau être en mesure de se placer sans honte juste à côté du plus sophistiqué des beaux-livres, son texte ne nous laisse jamais oublier que nous sommes en train de parcourir un travail académique qui ne trouvera pas d’égales avant longtemps. Non pas que la matière soit rébarbative ou obtuse ; bien au contraire, grâce à un travail rigoureux qui combine la recherche sur le terrain, la collecte méthodique dans les archives d’organismes locaux, la réalisation de nombreuses entrevues auprès de témoins et de participants de toutes conditions, et l’apport académique, fait pour fournir un cadre théorique rendant lisible les grands enjeux de chaque époque étudiée, nous sommes ici devant une œuvre totale, qui est beaucoup plus que la somme de ses éléments.

Tous ces éléments sont d’ailleurs mis au service d’une histoire socio-économique, mais aussi individuelle et populaire des quartiers du grand sud-ouest (Pointe-Saint-Charles, Saint-Henri, Petite-Bourgogne, Griffintown) de Montréal. Avec le canal de Lachine et les industries installés sur ses rives servent de fil conducteur, mais surtout comme vecteur des modifications profondes sur les espaces urbains qu’il traverse, l’auteur nous présente les histoires urbaines, sociales et économiques qui illustre les impacts, dans un premier temps de l’industrialisation sur le tissu urbain et les collectivités, mais surtout, de cette longue période aux expressions plurielles et souvent décalé qu’a été la désindustrialisation. Très naturellement, l’angle choisi pour faire cette narration en illumine la brutalité ordinaire et anonyme et, ce faisant, en écarte toute tentative d’une expression romantique ou de verser dans une nostalgie facile. Ce n’est pas pour dire que celle-ci ne pouvait pas exister, mais plutôt que, comme le démontre l’auteur, il ne manquera jamais de sources qui préfèrent la version aseptisée de l’histoire. Cette version est même souvent implantée (sous forme de panneaux « d’interprétation ») au cœur de ces quartiers.

MAIS LE CANAL DE LACHINE ET SA MÉTAMORPHOSE était juste un de ces vecteurs de l’industrialisation et, plus tard, de la désindustrialisation. On oublie trop souvent le réseau de transport qui l’accompagnait partout : le chemin de fer. À une certaine époque, ce dernier occupait beaucoup plus d’espace dans les tissus urbains qu’à présent, allant jusqu’au cœur des îlots et se déplaçant parfois jusque dans les rues. Le train représentait de nombreuses possibilités d’emploi, comme dans les ateliers du Canadien National de Pointe-Saint-Charles. Mais un des angles moins moins connu, et aussi un des points forts de l’ouvrage, est de restituer la longue histoire du rail dans le quartier que nous connaissons maintenant sous le nom de Petite-Bourgogne. Synonyme de ce que Montréal avait de quartier à la population majoritairement noir et anglophone, le secteur urbain entre la rue Notre-Dame au sud, Saint-Antoine au nord et la rue Guy à l’est et l’avenue Atwater à l’ouest s’était constitué afin de répondre à la demande en travailleurs pour les wagons des trains de passagers. En effet, durant une période d’environ 50-60 ans, le train constituait l’essentiel des moyens de déplacement longue distance au pays. En même temps, et durant la période parallèle de prospérité dans les usines et les divers ateliers mécaniques des secteurs adjacents, les emplois en usine étaient fermés à cette population noire. Un aspect qui fait l’objet d’une attention très éclairante dans l’ouvrage. Sur le plan urbain, le secteur est connu pour avoir été éventré par l’autoroute Ville-Marie, qui vint mettre un terme à la vie nocturne dans les clubs qui se trouvaient pour l’essentiel sur le flanc nord de la rue Saint-Antoine. Toute personne qui, de nos jours, marche le long de cet axe, entre la rue Guy et l’avenue Atwater, peut facilement constater la déchéance engendrée par le passage de l’autoroute. Le quartier fut aussi utilisé comme un des lieux initiaux d’expérimentation (avec les Habitations Jeanne-Mance et la tour de Radio-Canada) du urban renewal à Montréal (on se rappelle : urban renewal means negro removal; ce fut véritablement le cas dans ce quartier). Le chapitre sur Petite-Bourgogne (The Black City Below the Hill) et qui aborde toutes ces questions vaut à lui seul le détour.

Il y a quelques mois nous avons partagé notre lecture de l’ouvrage The Invention of Brownstone Brooklyn. D’une certaine manière, il serait profitable de lire ces deux ouvrages en parallèle. En effet, celui de monsieur Steven High vient ici en quelque sorte confirmer l’application en contexte montréalais de plusieurs des modalités de transformation et de gentrification exposées à l’épicentre du phénomène. Mais nul besoin de partager toutes les conclusions de l’auteur pour apprécier la façon unique et originale de rendre compte des particularités qui ont marqué l’évolution de ces quartiers du Sud-ouest de Montréal.

Tags Steven High, Deindustrializing Montreal, Histoire populaire et urbaine, Sud-Ouest, Série perspectives montréalaise

De cols mousseux à coeurs malades

June 10, 2025 John Voisine
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Les Coeurs tigrés. Yves Morin, Hamac classique (Septentrion), 2011, 446 pages. Copie empruntée à la bibliothèque d’arrondissement.

Série Fiction

Je dois admettre être un peu nerveux et appréhensif avant de m’engager dans un roman « historique ». Plus la gimmick qui structure le récit est élaborée, plus mon aversion envers la moindre facilité narrative ou faux-fuyant de la part de l’auteur me fait immédiatement arrêter la charade. Ici, nous avons deux histoires imbriquées et juxtaposées, comme dans une trame miroir : elles se déroulent dans la même ville (Québec), dans le même hôpital (l’Hôtel-Dieu de Québec), administré par le même ordre de religieuses (les Augustines) et qui implique la même crise médicale autour du même produit (la bière). Avec au centre de l’intrigue la même cause et le tout, à 300 ans d’intervalle (1665 et 1965). De plus, que penser du fait que l’auteur, Yves Morin, soit aussi un ancien cardiologue au même hôpital et un ancien doyen de la faculté de médecine de l’Université Laval? Sans préjudice, mais personne ne viendra nous reprocher de craindre que ce ne soit pas là le profil qui conduit à de la production littéraire. Cela ne s’invente pas, mais l’auteur est aussi le « héros » de son histoire romancée, puisque c’est lui-même (et son équipe) qui, au milieu des années 1960, a fait la description canonique de cette maladie cardiaque, a fini par en trouver la cause et a mis en place le protocole de traitement. C’est surtout le genre de maladie qui se combat en assurant la suppression de la cause. Même après avoir compris le comportement cyclique des cas observés à Québec, on n’avait qu’une partie très fragmentaire de la réponse. Les vecteurs d’introduction de la maladie divergeaient au point d’en faire, il y a trois cents ans, une simple occurrence naturelle et, lors de sa résurgence en 1965, la résultante d’un geste proche de l’acte criminel, motivé par la cupidité.

Assez exceptionnellement, j’étais malgré tout favorablement disposé à m’engager dans ce roman, puisqu’il nous avait été recommandé par un conférencier spécialisé sur l’histoire et la production de la bière dans la province. Il avait évoqué la fin de la fameuse brasserie Boswell-Dow, qui, après presque 180 ans, a périclité de manière assez dramatique. Tout le monde connait, vaguement, sans vraiment connaitre, les causes de cet effondrement. Nous laissant un peu sur notre faim, le conférencier nous avait toutefois promis que ce roman, écrit par le cardiologue aux premières loges des évènements du récit, saurait combler notre curiosité tout en offrant de bons moments de lecture. Ma seule frustration maintenant est de ne pas l’avoir commencé le soir même de la conférence! [1]

IL NE FAUT PAS DANSER AUTOUR DES MOTS ICI. Il s’agit bien de comportements criminels ayant entrainé la mort d’une vingtaine d’hommes, pour la plupart des débardeurs ou des gens de métier du port de Québec, gros consommateur de bière (jusqu’à six litres par jour), mais sinon innocent dans cette affaire. Ce comportement s’est incarné dans plusieurs petits « gestionnaires de profit » d’une brasserie qui cherchait à s’accrocher à ses marges dans un contexte social et concurrentiel en pleine évolution. Que dire des organismes gouvernementaux, autant provinciaux que fédéraux, chargés de protéger le public ? Une autre histoire, subtilement présentée dans ce roman, où la convergence des intérêts n’a pas joué en faveur du citoyen.

Mais le lecteur attentif se demandera maintenant : comment ce qui ressemble à un adjuvant moderne a-t-il pu trouver sa pareille dans un environnement « ancien régime », du temps des héroïques sœurs augustines et de l’intendant Talon, avec sa fameuse bière pour guérir les colons des maux de l’eau-de-vie? Rendu à ce stade, il vous faudra me faire confiance lorsque j’affirme que l’auteur a simplement eu la plume heureuse, qui fait de ce roman à la fois un thriller historique, un thriller médical, un thriller scientifique et, comme pour toutes les meilleures œuvres littéraires, bien plus que la somme des genres qui le compose. Toutes les réponses se dévoilent au moment opportun dans ce récit rythmé par des personnages bien de leur temps. Chacun d”eux, à sa manière, en appliquant « l’intelligence de son époque », arrive à aider ses semblables, autant sur le plan médical que sur le plan humain. L’auteur réussit parfaitement son pari de faire se côtoyer deux réalités historiques parallèles, mais en communication, sans la moindre condescendance envers nos semblable d’une époque maintenant révolue [2]. Nos réalités font que les coupables ne seront jamais châtiés, mais la recherche sincère et authentique de la vérité en son temps est sa propre rédemption.


[1] J’ai l’impression de donner ici plus que le client en demande, mais, pour ceux qui voudrait en découvrir encore plus, il y a l’exposition permanente à l’îlot des Palais (le site même de l’ancienne brasserie Dow), à Québec, qui s’intitule Ici, on brassait la bière ! et qui porte justement sur cette histoire. De plus, on peut y entendre le témoignage du docteur Yves Morin. Pour ceux qui aimeraient aller encore plus loin, pourquoi pas une visite au monastère des augustines de l’Hôtel-Dieu ! On pourra même y admirer la toile dont il est question dans le roman (oui, elle est vraie !) L’exposition permanente offre de nombreux témoignages des sœurs elles-mêmes. Pour en tirer le meilleur, je recommande la visite guidée.

[2] La mort emporte tout. Le site Web sur lequel le docteur Yves Morin avait mis en ligne la documentation qu’il s’était constituée afin d’écrire son roman devait encore être accessible jusqu’à son décès, en juin 2024. Un échange de courriel avec l’éditeur sur cette question s’est avéré sans issue. Mais grâce à la magie du WayBack Machine, on peut récupérer l’essentiel du matériel. On cherche pour lescoeurstigres.ca.

Tags Les coeurs tigrés, Yves Morin, Québec, Histoire populaire et urbaine, Série fiction, Histoire du Québec, Brasserie Dow

An Island on the Land

June 5, 2025 John Voisine
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Southern California—An Island on the Land. Carey McWilliams, Inlandia Books, 1946 (1973), 387 pages. Lu en format PDF dans Apple Books.

Bien entendu, en s’engageant dans un ouvrage comme celui d’un auteur sans frontière comme Carey McWilliams, on est certain d’avoir une bonne dose d’histoire et de récits sur cette terre aguichante et rêvée que représente pour la plupart d’entre nous la Californie du Sud. C’est sur ce territoire qu’on trouve Los Angeles, Berkeley, Hollywood, San Jose, les montagnes, le meilleur de la côte pacifique, le désert et des terroirs si fertiles qu’avec une source d’eau, tout peut pousser. L’histoire que nous offre McWilliams de sa terre adoptive (il est né au Colorado) n’en est pas une, pour autant, qui repose uniquement sur les forces naturelles et irréductibles de l’environnement de la Californie du Sud. On ne se le cachera pas, avant que cette partie du monde soit connue pour autres choses, c’est surtout grâce à ses ressources « naturelles », comme l’agriculture de masse (oranges, citrons, Sunkist) et à son climat, que cette « île sur la terre » a fait sa réputation. Son environnement et ce climat unique, qui se traduit par une météo sans faille propices à l’émergence d’un tourisme du bien-être et à la création d’une « riviera » du sud-ouest américain. Sur une note moins festive, ce climat est aussi à la racine de l’apparition de plusieurs groupes sectaires millénaristes et de la mouvance mauve du nouvel âge. McWilliams était un observateur attentif lors de cette émergence, en terme de chronologie et de localisation et nous en fait une chronique parfaite.

Déjà qu’avec le titre, la notion que ce territoire possède les caractéristiques d’un lieu isolé tout en étant on the land, connecté au reste du continent, nous est parfaitement communiqué. McWilliams, chapitre après chapitre (c’est quand même 380 pages d’une typographie compacte) met la table pour nous préparer à être confortable dans cette position de témoin des comportements les plus vils, de ceux que l’isolement et l’impunité engendre, et aussi de ceux que seul un public à la fois captif (dans l’insularité) et préalablement sélectionné (par le boosterism sud-californien) peut produire. À différent degré, tout est une question de promotion sur ce territoire, et qui dit promotion dit à la fois exagération (de bonne guerre) et mensonges (pour cacher le prix de cette guerre). Chaque chapitre lève le voile et nous permet de voir et comprendre ce prix, qui tomba de manière impitoyable sur les populations locales indigènes et de manière différente, mais tout aussi écrasante, sur la population immigrante asiatique. Dans les circonstances, le génie du boosterism sud-californien a été de laisser croire qu’on avait tous une chance face à l’adversité d’un territoire où tout était à faire.

EN COMMENÇANT PAR LES AUTOCHTONES, si bien « assimilés » par les missions franciscaines qu’au moment de faire les bilans, ils purent facilement être reformatés dans de belles petites cases folkloriques pour ensuite efficacement les exhiber à des fins touristiques. Même les personnes qui avaient consacré leur existence à changer les choses, comme Helen Hunt Jackson, agirent (comment pouvait-il en être autrement?) de manière très « 19e siècle », c’est-à-dire sans réciprocité de la part des communautés visées par l’aide. En finale, on se retrouve avec une opération qui s’avère une source d’enrichissement personnelle et de propagande jovialiste pour touristes et migrants. Avec le temps, dans le Sud californien, ce sont souvent les mêmes. D’ailleurs, le taux de migration interne, des États du centre et de l’Ouest américain est si important qu’on dira que « NYC is the melting pot for the people of Europe, and LA, the melting pot for the people of the United States ».

Le tourisme est justement au cœur de la croissance économique et démographique de cette partie sud de la Californie. Tous les promoteurs, durant cette période (1890-1930) semblent s’être donné rendez-vous et avoir convergé sur cette partie du monde pour en faire la promotion comme l’ultime paradis terrestre, et ceci autant sur le plan matériel que spirituel. L’auteur fait un excellent travail en démontrant comment cette island on the land qu’est le Sud californien a su exploiter tous les leviers de son exceptionnalisme et convaincre tout un chacun que son rêve, peu importe sa teneur, allait trouver sa réalisation sur terre (et au-delà), si on voulait juste acheter un morceau de la banlieue de Los Angeles. Le fait qu’au plus fort de la vague d’immigration et de tourisme, LA vivait aussi l’âge d’or de son réseau de Little Red Cars, coordonnés qu’ils étaient avec ces nouvelles banlieues, est un des facteurs qui a contribué, le temps d’une génération, cette image d’abondance harmonieuse pour tous. McWilliams était au cœur de cette convergence exceptionnelle, puisqu’il est arrivé à LA en 1922. Par inclinaison personnelle et professionnelle, il a commencé immédiatement à parcourir autant l’avant que l’arrière-scène de sa nouvelle existence californienne et en a extrait des chroniques remplies de cette perspective incisive, sans jamais se dérobé de la vérité. Cet ouvrage est la compilation de presque trente ans de ce travail d’un observateur empathique pour cette réalité émergente, à la fois irrésistible et glauque, qui est maintenant aussi la nôtre.

Tags Southern California, Carey McWilliams, Série LA, Histoire urbaine, Los Angeles

L.A. et l'écologie des temps modernes

April 24, 2025 John Voisine
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Ecology of Fear—Los Angeles and the Imagination of Disaster. Mike Davis, Verso—New Left Books, 1998-2022, 541 pages. [E-book lu sur plateforme Apple Books]

Une chose est garantie en entreprenant la lecture d’un livre de Mike Davis : on va en avoir beaucoup plus que le client en réclamait ou que le titre pouvait laisser entendre. Dans Ecology of Fear, on n’échappe pas à ce constat, puisqu’on nous conduit dans un écosystème riche et diversifié, tant sur le plan naturel qu’humain. On pourrait même ici faire un rapprochement entre l’abondance de ce qu’il est possible de voir émerger dans cet écosystème fabuleux de la Californie du Sud, où il faut presque se demander parfois ce qui ne pourra pas y croitre et se multiplier et les extrêmes de ce milieu, qui rend toute cette abondance possible. Ce climat, qui, en apparence, est d’une stabilité telle qu’il invite, chez les gens qui le vivent, des rêves fous d’éternité, contient, comme nous le révèle magistralement et de long en large l’auteur, une part d’ombre apocalyptique. Celle-ci est presque, en parallèle et malgré la contradiction inhérente, un mécanisme d’autodestruction qui lui sert à la fois de purgation et de régénération. Et si cette stabilité climatique des dernières générations n’avait été qu’illusion, tel un songe d’une nuit d’été sur une plage de Malibu? Plusieurs signes laissent croire que la viabilité de maintenir une population aussi urbaine et étendue dans une cuve encerclée de montagnes, d’un océan et d’un désert juste au-delà ne pourra se faire qu’à un coût exorbitant. Davis écrivait cet ouvrage 25 ans avant notre époque des extrêmes, comme les feux poussés par des vents furieux, les Santa Anas [1], que Los Angeles a expérimenté cet automne et cet hiver. Mais ce qu’on doit savoir ici est que ce vent, tout comme la plupart des autres phénomènes naturels bien connus par les gens de LA, est récurrent. Il se produit chaque année et fait partie du cycle naturel qui permet l’existence climatique du bassin de Los Angeles, tel que les gens qui le vivent l’apprécient. Cet ensemble aux bénédictions mitigées se trouve aussi à être, ironiquement, un moteur de créativité pour ceux qui le recherchent. Mais c’est justement cette attractivité, son importance dans la balance des considérations pour la viabilité à long terme de l’économie de la ville et de la région, qui fait que les signes de détresse, sur le plan climatique et même géologique (sismique), ont pu si longtemps être ignorés ou étouffés.

SOYONS RASSURÉS, il ne s’agit pas d’une conspiration. Mais, comme l’argumente l’auteur, les élites locales et régionales impliquées dans la promotion (le boosterism) des activités économique et culturelle de la région ont eu beau jeu de baigner de soleil et d’envelopper d’une température idéale toute histoire qui pouvait contredire cette image idéalisée. On trouvait toujours moyen, jusqu’à récemment, de repousser plus loin le rêve, de vite-vite tourner le regarder vers un nouvel horizon à développer sous un ciel radieux. C’est de cette manière que les cycles naturels cataclysmiques pouvaient être balayés sous le tapis de la prospérité, généralisé, mais curieusement stratifié, selon le pedigree familial ou ethnique. Un corollaire de cette stratification se manifeste dans la façon d’occuper l’espace urbain. Plus spécifiquement, comment la règlementation sur l’occupation des bâtiments et les incendies est manipulée (ou simplement négligée) pour perpétuer un cycle de vétusté dans les zones abandonnées. En contrepartie, dans les zones envisagées comme potentiellement utiles au développement, comment cette même règlementation devient l’instrument pour faire table rase et repartir le développement dans le sens voulu par ces élites.

Personnellement, le chapitre que je ne pouvais lâcher portait plutôt sur les univers fictifs, pour la plupart dystopiques et futuristes, ayant comme point focal LA ou la Californie du Sud. Dans le chapitre The Literary Destruction of Los Angeles, Davis nous parle des plus de 138 romans et films qui, tous à leurs manières, voit Los Angeles comme une mégalopole mure pour un moment de righteous wrath. La capacité extraordinaire de Los Angeles d’attirée a elle ce mélange de gens de tous les horizons et de toutes les couches socioéconomique de la société, qui travail tous à leurs manières à la réalisation de leurs rêves, en fait un lieu de contraste. Ironiquement, cela semble inspirer les fantasmes les plus immondes, surtout chez qui le succès ne peut que se mesurer autrement que par l’aplanissement des différences. Mike Davis nous fait l’histoire de cette littérature et cinéma, à la fois dystopique, raciste, apocalyptique, écocatastrophique, néo-fasciste/nazi et survivaliste. Une anthologie, un witches brew de toxicités créatrices des fantasmes de l’homme blanc frustré devant un monde qu’il ne contrôle plus.

Le climat et les forces naturelles demeurent ce qu’elles sont en Californie du Sud. La lecture de cet ouvrage de Mike Davis nous donne abondamment de quoi réfléchir sur notre capacité à manipuler à notre avantage, mais pour encore combien de temps, cet environnement urbain et naturel.



[1] Comme je l’avais indiqué aussi il y a quelques semaines (Approche et pratique — 2025-01-10), il y a ce court texte de Joan Didion sur les Santa Anas (1969), qui parle justement de leurs côtés irrépressibles.

Tags Ecology of Fear, Mike Davis, Changements climatiques, Los Angeles, Southern California, Urban sociology, Série LA

Il était une fois des gens heureux

April 10, 2025 John Voisine
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Les Plouffe [1]. Roger Lemelin, Édition Stanké, 2008 [1948], 448 pages.

« Il était une fois des gens heureux… » est la chanson-titre de la bande originale du film (BOF), chantée par Nicole Croisille. Paroles et musique de Stéphane Venne. Mais c’est l’interprétation de Nicole Martin qui demeure canonique.

On ne pourra faire autrement, surtout si la lecture de ce roman se fait après le premier de Roger Lemelin, Au pied de la Pente douce, qui se déroule dans le même quartier de Québec et le même univers familial et temporel, que de comparer entre les deux. Et certainement, cette comparaison emmènera un soupir de soulagement, même si la lecture ne se fait pas sans ressentir de nombreuses crispations devant plusieurs scènes et échanges entre les personnages. Le patriarche des Plouffe, Théophile, ainsi que le curé de la paroisse, Folbèche, sont dépeints dans toutes leurs rigidités aveugle et avilissante. Il y a par contre des scènes du roman qui ont atteint un statut quasi mythique, comme celle au Château Frontenac, entre Ovide Plouffe (interprété dans les films par Gabriel Arcand, au meilleur de sa force réservée d’acteur) et Rita Toulouse (interprétée dans les films par Anne Létourneau, incarnation sans pareil du charme d’une autre époque). Ou encore celle de la procession contre la conscription, qui s’étend et serpente entre les quartiers de la basse-ville et les hauteurs de la basilique-cathédrale et qui signalera le point d’orgue de ce mouvement. Mais, bien entendu, si nous avons l’impression de reconnaitre ces scènes emblématiques avant même de les lire, c’est parce que nous avons souvenir, pour plusieurs, d’avoir littéralement vu ces scènes dans le film [1] réalisé par Gilles Carle, qui l’avait d’ailleurs scénarisé en proche collaboration avec l’auteur.

L’une des particularités de l’œuvre Les Plouffe, et même ce qui fut marquant à son époque, était sa capacité à s’intégrer et à prendre la forme du média ayant le plus d’impact lors de la translation. Ces personnages, à saveur prononcée de « quartier populaire urbain », avec leurs caractéristiques si distinctement « ouvrières », apportent une fraîcheur dans l’univers renfermé et frileux de la littérature canadienne-française de 1948, au moment de paraitre. Passant de personnages de roman (un peu rigides) à l’incarnation d’une certaine classe, enfin visible à la faveur de leurs infiltrations dans le monde de la radio et immédiatement après, en inventant presque le genre, en téléroman à la télévision de Radio-Canada (autant les émissions de radio que de télé s’intitulaient La famille Plouffe). Et lorsque tous ces rôles et situations avaient été pressés pour tout ce qu’ils avaient à donner et commençaient même à reculer dans les mémoires, la Révolution tranquille et autres changements temporels et contextuels aidants, Les Plouffe connurent un dernier hourra, grâce au film sorti en 1981. Trois ans plus tard, en 1984, une suite, Le crime d’Ovide Plouffe, basé cette fois sur un scénario original de Roger Lemelin (et non un livre), qu’il calque sur un fait réel survenu en 1949, permet de conclure l’histoire, dans toute sa finalité tragique.

Il n’est plus possible de replonger dans cet univers avec les yeux frais et imprégné de la culture d’un lecteur de l’époque. Malgré tout, Les Plouffe est certainement parmi les œuvres qui se rapprochent le plus de l’expérience d’origine, sans que la barrière temporelle soit infranchissable, au point de rendre la lecture comme celle d’une expérience pénible en pays étranger. En réalité, on y gagne positivement en faisant la connaissance des Plouffe, sous toutes leurs incarnations!



[1] On trouve aussi gratuitement, sur le site de Radio-Canada, cette même édition du roman lu par l’acteur Pierre Curzi, qui à l’époque dans le film interpréta le personnage de Napoléon, un des trois frères (celui du milieu) de la famille Plouffe. C’est une bonne façon de découvrir l’œuvre, autrement et à peu de frais! Bonne écoute!

[2] Pour la petite histoire, plusieurs scènes du film qui, dans l’univers de l’histoire, se déroule dans les rues du quartier Saint-Sauveur, en basse-ville de Québec, ont été filmées dans le quartier Pointe-Saint-Charles (traditionnellement anglophone irlandais) de Montréal. C’est assez évident et ironique lorsqu’on connait les deux quartiers, comme l’illustre ce montage.

Tags Les Plouffe, Roger Lemelin, Série fiction, Quebec City, Quartier Saint-Sauveur

Le lien de trop

March 18, 2025 John Voisine
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The Highway and the City. Lewis Mumford, Harcourt, Brace & World, 1963, 260 pages. Lu sur Internet Archive.

Cela faisait plusieurs années que je voulais lire The Highway and the City. L’argument principal de Mumford est bien connu dans le milieu. Il consiste à dire que laisser l’autoroute (ou toute forme de réseau routier supérieur à un boulevard) « entrer en ville » revient à donner un droit de destruction à ce réseau. Évidemment, le fait que les véhicules soient à essence ou électrique ne change rien (juste pour rappeler que cela est une non-question). Dès les premières pages, Mumford souligne d’ailleurs que « if cars are few, he who possesses one is king ». C’est pour cette raison que toutes les publicités d’automobile se font au singulier, une voiture à la fois. Être derrière cette voiture singulière, uniquement « personnalisé » pour soi chez le concessionnaire, est comme être un roitelet sur la route. C’est lorsque nous sommes tous parechoc à parechoc sur trois, quatre ou six voies d’une autoroute que les choses se corsent et que l’absurdité de notre confinement se révèle. À l’image de l’empereur nu, on découvre que nos habits royaux n’étaient qu’une illusion; loin de nous libérer, on se retrouve asservie par les autoroutes. On se découvre ayant moins de choix et plus pauvres qu’à d’autres époques, pas si lointaines. L’autoroute urbaine laisse toujours sur son passage la destruction de l’existant. Même dans les rares cas où on peut appliquer une forme de « cicatrisation », on évite rarement la déstructuration de l’environnement urbain limitrophe, même une fois ce tissu stabilisé dans sa nouvelle forme. Cette dernière est souvent moins riche et porteuse de nouvelles possibilités; cette différence est rarement comblée.

Dans cet essai, Mumford trouve même le moyen de parler de Benton MacKaye, (of Appalachian Trail fame), qui aurait aussi participé au développement d’un concept de réseau routier supérieur. Ce dernier se résumait en la notion « Townless Highways—Highwayless Town ». Malheureusement, c’est la partie « Highwayless Town » qui fut oubliée, et avec elle, toute possibilité d’un réseau au service des villes et non destructeur de celles-ci. Mumford fait également un parallèle intéressant avec les grandes compagnies de chemin de fer, qui pendant longtemps avait eu le pouvoir de pénétrer et réaménagé, à leurs guises, toute zone urbaine. Juste au moment où ce pouvoir devenait caduc, voilà qu’on oubliait ces leçons pour faciliter le passage des autoroutes jusqu’aux portes et à travers la ville, que ce soit de plain-pied, en tranchée ou sur pilotis.

Ce texte de Mumford, paru une première fois en 1958 dans la revue Architectural Record, a l’avantage d’être à la fois prophétique (toutes les pires résultantes d’un réseau fondé sur l’automobile correspondent à notre réalité contemporaine) et d’être ancré dans son temps. Ainsi, il offre ce paradoxe intéressant : d’un côté, les autoroutes nous permettront d’aller d’une ville à l’autre en quelques heures et, de l’autre, le système postal, qui permettait auparavant de transmettre une lettre en deux heures dans une même ville, exige maintenant, pour ce même parcours local, un minimum de deux (2) jours. Il y a une leçon à tirer dans ça.

Je crois que c’est sous cet angle, celui de l’efficacité urbaine locale, qu’il faut regarder des propositions comme celle du troisième lien. Les villes de Québec et de Lévis, en tant que villes au service d’une population urbaine croissante, ne gagnent rien en facilitant ce nouveau lien automobile dans leurs systèmes . Je laisse à Mumford la dernière ligne : « a city exists not for constant passage of motorcars but for the care and culture of men ».

Tags The Highway and the City, Lewis Mumford, Troisième lien, Autoroutes, Québec, Automobile

Une histoire de la transformation urbaine par l'embourgeoisement

January 23, 2025 John Voisine
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The Invention of Brownstone Brooklyn—Gentrification and the Search for Authenticity in Postwar New York. Suleiman Osman, Oxford University Press, 2011, 348 pages. [Livre numérique lu sur plateforme Kindle]

Je vais commencer par un simple mea-culpa : avant la lecture de cet ouvrage de monsieur Suleiman Osman, je conservais toujours une dose de scepticisme à propos de la notion même de gentrification. Pas que cela ne pouvait exister, mais qu’il était réducteur de confiner les changements associés à ce terme comme étant ceux des paramètres négatifs contenus dans ce mot. Il est possible de « transformer » ou de « redécouvrir » un quartier ou un secteur urbain, sans que cela ne conduise nécessairement à sa gentrification. Mais, comme le démontre clairement l’auteur (essentiellement avec la prépondérance de sa recherche appliquée aux aspects urbains, architecturaux, mais surtout culturels, historiques et politiques), les notions de transformation, de découverte ou pires encore, de redécouverte sont en quelque sorte des qualificatifs générés par une série de gestes qui se soldent presque invariablement en gentrification. Cela dit, je demeure convaincu qu’il est possible de revitaliser sans gentrifier. Il faut toutefois admettre que cela demande sans doute une coordination des intervenants difficile à institutionnaliser et à mettre en place sur une base courante. D’autant plus que l’un des effets du mouvement de renouveau urbain moderniste (urban renewal) est une forme de paralysie dans notre volonté et même en la capacité à planifier à l’échelle métropolitaine. Il en résulte un mode réactif, un braquage localisé contre tout ce qui sert la ville, au-delà de l’environnement d’un quartier.

En fait, après cette lecture, il semble que, si l’on est pour éviter la gentrification, deux voies offrent du potentiel; mais seule la deuxième a fait ses preuves. La première est une transformation très lente, loin des regards et des discours sur l’urbanisme à échelle humaine, sur la « redécouverte » d’un quartier ou, plus généralement, du « ballet urbain » à la Jane Jacobs. Bien souvent, dès qu’on commence à parler en ces termes d’un espace urbain, il est déjà perdu à la spéculation (à moins d’une intervention puissante de l’état, ce qui, ironiquement, va à l’encontre de l’esprit libertarien à la Jane Jacobs). La deuxième option consiste à combiner un aménagement urbain résidentiel de grande échelle avec une trame viaire serrée, mais flexible, avec une bonne mixité d’usages et d’activités. Pour revenir un peu sur ce que nous avons déjà vu, on envisagerait dans ce cas des ensembles coopératifs à la United Housing Foundation, afin surtout d’assurer la pérennité dans l’accessibilité et l’abordabilité des logements.

DANS LE DEUXIÈME CHAPITRE, l’auteur illustre son propos avec une juxtaposition assez sensationnelle. Il prend l’exemple de Concord Village, un complexe à appartements modernistes construit dans les années 1960 selon les préceptes du urban renewal et qui offre encore aujourd’hui des pied-à-terre en location abordable. L’auteur contraste avec l’entourage immédiat des « brownstones » rénovés et gentrifiés, où les rares logements qui se rendent disponible ne le sont que pour plusieurs millions de dollars.

La proposition première d’une transformation lente et « naturel » est difficile, puisque, comme le montre cet ouvrage, c’est à l’avantage de ces changements de chercher à se faire connaitre et de réussir ces transformations grâce à la force du nombre. Cela permet la création de nouveaux organes représentatifs locaux qui finissent par prendre le relais de ce qui existait et ainsi changer jusque la culture du lieu, autant dans le domaine commercial, des affaires ainsi que sur le plan culturel et politique.

Ce déplacement de population, qui s’accompagne d’une transition de classe (de classe ouvrière et clérical à professionnel, gestionnaires de tout genre, artistes, étudiants, universitaires et scientifiques), engendre aussi une translation culturelle. Dans certains cas, cela se manifeste par la constitution d’une nouvelle entité urbaine, « découverte » par ces « pionniers » de la revitalisation. C’est ce lent processus qui a conduit à l’invention de nouveaux « anciens » quartiers, que l’on rencontre maintenant partout dans les villes avec le moindre passé industriel. La transition se fait de véritable lieu de production à lieu de mémoire, historique et de patrimonialisation.

Bien entendu, un quartier urbain avec une identité est bien plus que la somme de son inventaire immobilier. Mais sans un mélange démographique et socio-économique diversifié, l’espace urbain se détériore. Pour les zones urbaines « redécouverte », comme Brooklyn, c’est à la fois une chance et une malédiction de s’être trouvé au centre de ces luttes contre le urban renewal. Force de constater que ces luttes ne furent pas conduites par (et encore moins pour) la population locale, mais presque à ses dépens, par une nouvelle classe fuyant l’inauthentique et la manhattanization. Plus près de nous, il n’est pas étonnant de voir des arrondissements comme Hochelaga-Maisonneuve, Ahuntsic-Cartierville ou Verdun (pour ne parler que d’eux), où il existe déjà une riche typologie d’immeubles, être la proie d’un fort processus de gentrification. Ces quartiers et leurs cadres bâtis existants se trouvent déjà bien installés au milieu d’un réseau viaire qui articule de manière idéale un environnement urbain qui ne demande qu’à être activé et réalimenté au goût de l’urbanité contemporaine. Ce livre nous permet de mieux comprendre et de reconnaître le phénomène dans toute sa complexité, avec en exemple type l’invention de Brownstone Brooklyn comme épicentre des quartiers de la nouvelle authenticité urbaine.

Tags The Invention of Brownstone Brooklyn, Suleiman Osman, New York City, Gentrification, Urban policy, Coop Housing, United Housing Foundation (UHF)

C'est comme ça qu'on vit ici

January 21, 2025 John Voisine
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Au Québec, c’est comme ça qu’on vit—La montée du nationalisme identitaire. Francine Pelletier, Lux Éditeur, 2023, 215 pages.

Le titre de cet essai de Francine Pelletier, journaliste et documentariste bien connue, est tiré d’une allocution du premier ministre François Legault. Il parlait de sa fameuse loi 21, sensée une fois pour toutes « régler » la situation autour de la laïcité et des soi-disant « valeurs québécoises ». On a aussi eu droit à la loi 96, qui « resserre » les dispositions des lois linguistiques. Nul besoin d’avoir lu ce bref et remarquable essai pour comprendre que ces deux lois ne comportent, essentiellement, que des mesures vexatoires et irrationnelles. Elles ont été mises en place pour cibler et faire du capital politique sur le dos des « ennemies » imaginaires du moment. Pourquoi le cacher? Il s’agit ici principalement des musulman(es), de quelques anglophones qui demandent à recevoir des services dans leur langue et, plus généralement, de toute minorité qui s’affiche un peu trop visiblement (les sikhs en sont l’archétype). Tristement, la nouvelle majorité québécoise, ce « nous » frileuse et revancharde, semble avoir décidé que sa capacité d’accueil et d’assimilation est maintenant épuisée. Le fait que ces lois se dérobent d’entrée de jeu aux chartes, en évoquant la clause nonobstant, dit tout sur notre inhabilité à gérer de façon régulière une situation de gouvernance banale. Si même elle demandait à être gérée, une preuve que le gouvernement n’a jamais faite (probablement pour cacher sa propre culpabilité comme fauteur de troubles).

Pour qui vit dans les centres urbains et leurs banlieues ou même dans les vastes interfaces de nos régions, le fait de vivre avec et de côtoyer la diversité issue de l’immigration est chose quotidienne. Combien d’hôpitaux, de résidences pour aînés, de cliniques, d’exploitations agroalimentaires et touristiques, d’usines manufacturières ou de transformation seraient paralysés si, du jour au lendemain, cette population, qui est maintenant « nous », et surtout le « nous » de demain, venait à s’éclaircir? De plus, nos programmes de formation intermédiaires et certains programmes universitaires permettent la mise en place de cohortes prêtes à prendre en charge les métiers et professions de l’avenir, et plus souvent qu’autrement, à le faire ici.

Le Québec est à l’apogée de sa puissance économique et culturelle, en contrôle des institutions qui permettent une véritable transmission de ses valeurs et de sa culture contemporaine, le tout en français, tel qu’elle décide de la modeler. C’est pourtant à ce moment qu’on se fait les témoins consternés d’une forme de crispation et de sclérose bizarroïde, centrée autour de notions et de valeurs détournées (la laïcité) et de sa langue (le français) à protéger, qui n’a pourtant jamais, dans l’histoire de la province, été aussi forte et attractive !

Sur les traces de Au Québec, c’est comme ça qu’on vit…

Il y a plusieurs façons d’absorber l’histoire que nous brosse Francine Pelletier des idéologies et tendances à l’intérieur du mouvement nationaliste et indépendantiste québécois. En quelque sorte, il est même possible de conclure que la majorité québécoise (« historique francophone ») est victime du succès inégalé de ses politiques d’affirmation identitaire. Cela est particulièrement vrai depuis qu’elle a porté au pouvoir le gouvernement de René Lévesque (le Parti québécois) en 1976. Il est vrai que ce gouvernement n’a pas réussi l’implantation de l’article 1 de son parti, mais, autrement, ce fut l’aboutissement triomphal des motifs porteurs de la Révolution tranquille. En premier lieu, cela s’est manifesté par la sécurisation de la langue française avec la loi 101 et était couplé à une vision généreuse, accueillante et assimilatrice positive des nouveaux arrivants, qui allait finalement se faire au sein de la communauté linguistique majoritaire (francophone). Cette restructuration aura permis à des générations d’immigrants, et surtout leurs enfants, d’assimiler la culture québécoise et, encore plus fort, de le faire en français. Comme l’affirme l’historien Pierre Anctil dans le documentaire [1], il n’est pas certain que cette génération (celle qui a porté au pouvoir le Parti québécois) a même compris les conséquences extraordinaires de l’assimilation réussie dans la culture québécoise française de tout cette population qui était avant perdue à sa culture et diluée dans l’identité anglo-canadienne. La tragédie morose d’initiative comme la loi 21 est d’être ciblés et armés contre ce travail réussi d’assimilation transgénérationnelle et transculturelle, quasi inégalée parmi ses pairs occidentaux.

Comme le démontre l’essai de madame Pelletier, c’est surtout après la défaite du deuxième référendum qu’une fraction néo-conservatrice et revancharde empoisonne la pensée nationaliste québécoise. Elle en fait une incarnation caricaturale d’un « nous » folklorique, vidé d’apport contemporain. Au moment où, dans l’ensemble de la province, la majorité québécoise récolte enfin les fruits de sa culture séduisante et dynamique, assez puissante pour assimiler et assez confiante pour faire ses choix, des politiciens, qui se disent nationalistes de type « identitaires », ont décidé de semer la peur et la méfiance envers cette intégration et assimilation incomparable en territoire francophone d’Amérique. Dans son essai, Francine Pelletier les nomme (comme Jean-François Lisée, en tant que conseiller politique, et ensuite, comme homme politique, durant son court règne à la tête du Parti québécois) et nous fait le récit de leurs infamies.

Tout comme l’auteur, je garde confiance que ces incarnations instrumentalisées, fades et réductrices de ce qui passe pour les « valeurs » du Québec soient éventuellement reconsidérées. De ce « nous », il faut surtout cesser de s’en servir comme arme contre « l’autre ». L’autre qui, ne l’oublions pas, est déjà une des meilleures parties de « nous » !


[1] Le documentaire associé à cet essai s’intitule Bataille pour l’âme du Québec; il s’écoute drôlement bien en complément ou même en substitution de lecture!

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