De-Industrializing Montreal—Entangled Histories of Race, Residence, and Class. Steven High, McGill-Queen’s University Press, 2022, 419 pages. Je tiens à remercier M. B. pour l’opportunité d’avoir eu accès à ce livre.
Série Perspectives montréalaise — Les quartiers
Ce n’est pas tous les jours qu’on a la chance et le bonheur de tomber sur un ouvrage aussi stimulant que celui que nous offre ici Steven High, professeur d’histoire à l’université Concordia et un des principaux responsables et initiateur du Centre d’histoire orale et de récits numérisés (CHORN). La facture de l’ouvrage est celle d’un livre d’art qui se dépose sans gêne sur une petite table de salon afin de se laisser dévorer par des convives curieux. Si les photos, les images et les représentations graphiques semblent nous entrainer sur les chemins d’une visite de quartier bohème et digestive, c’était probablement parce qu’on avait échappé ou oublié de prendre au sérieux le sous-titre : Entangled Histories of Race, Residence, and Class. Ainsi, cet ouvrage a beau être en mesure de se placer sans honte juste à côté du plus sophistiqué des beaux-livres, son texte ne nous laisse jamais oublier que nous sommes en train de parcourir un travail académique qui ne trouvera pas d’égales avant longtemps. Non pas que la matière soit rébarbative ou obtuse ; bien au contraire, grâce à un travail rigoureux qui combine la recherche sur le terrain, la collecte méthodique dans les archives d’organismes locaux, la réalisation de nombreuses entrevues auprès de témoins et de participants de toutes conditions, et l’apport académique, fait pour fournir un cadre théorique rendant lisible les grands enjeux de chaque époque étudiée, nous sommes ici devant une œuvre totale, qui est beaucoup plus que la somme de ses éléments.
Tous ces éléments sont d’ailleurs mis au service d’une histoire socio-économique, mais aussi individuelle et populaire des quartiers du grand sud-ouest (Pointe-Saint-Charles, Saint-Henri, Petite-Bourgogne, Griffintown) de Montréal. Avec le canal de Lachine et les industries installés sur ses rives servent de fil conducteur, mais surtout comme vecteur des modifications profondes sur les espaces urbains qu’il traverse, l’auteur nous présente les histoires urbaines, sociales et économiques qui illustre les impacts, dans un premier temps de l’industrialisation sur le tissu urbain et les collectivités, mais surtout, de cette longue période aux expressions plurielles et souvent décalé qu’a été la désindustrialisation. Très naturellement, l’angle choisi pour faire cette narration en illumine la brutalité ordinaire et anonyme et, ce faisant, en écarte toute tentative d’une expression romantique ou de verser dans une nostalgie facile. Ce n’est pas pour dire que celle-ci ne pouvait pas exister, mais plutôt que, comme le démontre l’auteur, il ne manquera jamais de sources qui préfèrent la version aseptisée de l’histoire. Cette version est même souvent implantée (sous forme de panneaux « d’interprétation ») au cœur de ces quartiers.
MAIS LE CANAL DE LACHINE ET SA MÉTAMORPHOSE était juste un de ces vecteurs de l’industrialisation et, plus tard, de la désindustrialisation. On oublie trop souvent le réseau de transport qui l’accompagnait partout : le chemin de fer. À une certaine époque, ce dernier occupait beaucoup plus d’espace dans les tissus urbains qu’à présent, allant jusqu’au cœur des îlots et se déplaçant parfois jusque dans les rues. Le train représentait de nombreuses possibilités d’emploi, comme dans les ateliers du Canadien National de Pointe-Saint-Charles. Mais un des angles moins moins connu, et aussi un des points forts de l’ouvrage, est de restituer la longue histoire du rail dans le quartier que nous connaissons maintenant sous le nom de Petite-Bourgogne. Synonyme de ce que Montréal avait de quartier à la population majoritairement noir et anglophone, le secteur urbain entre la rue Notre-Dame au sud, Saint-Antoine au nord et la rue Guy à l’est et l’avenue Atwater à l’ouest s’était constitué afin de répondre à la demande en travailleurs pour les wagons des trains de passagers. En effet, durant une période d’environ 50-60 ans, le train constituait l’essentiel des moyens de déplacement longue distance au pays. En même temps, et durant la période parallèle de prospérité dans les usines et les divers ateliers mécaniques des secteurs adjacents, les emplois en usine étaient fermés à cette population noire. Un aspect qui fait l’objet d’une attention très éclairante dans l’ouvrage. Sur le plan urbain, le secteur est connu pour avoir été éventré par l’autoroute Ville-Marie, qui vint mettre un terme à la vie nocturne dans les clubs qui se trouvaient pour l’essentiel sur le flanc nord de la rue Saint-Antoine. Toute personne qui, de nos jours, marche le long de cet axe, entre la rue Guy et l’avenue Atwater, peut facilement constater la déchéance engendrée par le passage de l’autoroute. Le quartier fut aussi utilisé comme un des lieux initiaux d’expérimentation (avec les Habitations Jeanne-Mance et la tour de Radio-Canada) du urban renewal à Montréal (on se rappelle : urban renewal means negro removal; ce fut véritablement le cas dans ce quartier). Le chapitre sur Petite-Bourgogne (The Black City Below the Hill) et qui aborde toutes ces questions vaut à lui seul le détour.
Il y a quelques mois nous avons partagé notre lecture de l’ouvrage The Invention of Brownstone Brooklyn. D’une certaine manière, il serait profitable de lire ces deux ouvrages en parallèle. En effet, celui de monsieur Steven High vient ici en quelque sorte confirmer l’application en contexte montréalais de plusieurs des modalités de transformation et de gentrification exposées à l’épicentre du phénomène. Mais nul besoin de partager toutes les conclusions de l’auteur pour apprécier la façon unique et originale de rendre compte des particularités qui ont marqué l’évolution de ces quartiers du Sud-ouest de Montréal.