Les Coeurs tigrés. Yves Morin, Hamac classique (Septentrion), 2011, 446 page. Lu une copie empruntée à la bibliothèque d’arrondissement.
Série Fiction
Je dois admettre être un peu nerveux et appréhensif avant de m’engager dans un roman « historique ». Plus la gimmick qui structure le récit est élaborée, plus mon aversion envers la moindre facilité narrative ou faux-fuyant de la part de l’auteur m’aurait immédiatement fait arrêter la charade. Ici, nous avons deux histoires imbriquées et juxtaposées, comme dans une trame miroir qui se déroule dans la même ville (Québec), dans le même hôpital (l’Hôtel-Dieu de Québec), géré par le même ordre religieux (les Augustines) et qui implique la même crise médicale autour du même produit (la bière), avec au centre de l’intrigue la même cause et le tout, à 300 ans d’intervalle (1665-1965). De plus, que penser du fait que l’auteur, Yves Morin (il est décédé en juin 2024), soit aussi un ancien cardiologue au même hôpital et un ancien doyen de la faculté de médecine de l’Université Laval? Sans préjudice, mais pas exactement le chemin qui conduit à la production littéraire. Cela ne s’invente pas, mais il est aussi le « héros » de son histoire romancée, puisque c’est lui-même (et son équipe) qui, au milieu des années 1960, a fait la description canonique de cette maladie cardiaque, a fini par en trouver la cause et a mis en place le protocole de traitement. C’est surtout le genre de maladie dont il faut assurer la suppression de la cause. Même après avoir compris le comportement cyclique des cas observés à Québec, on n’avait qu’une partie très fragmentaire de la réponse. Les vecteurs d’introduction de la maladie divergeaient au point d’en faire, il y a trois cents ans, une simple occurrence naturelle et, lors de la résurgence de la maladie en 1965, un geste proche de l’acte criminel.
Assez exceptionnellement, j’étais malgré tout favorablement disposé à m’engager dans ce roman, puisqu’il nous avait été recommandé par un conférencier sur l’histoire de la production de la bière dans la province. Il avait évoqué l’histoire de la fameuse brasserie Boswell-Dow, qui, après presque 180 ans, a périclité de manière assez dramatique. Tout le monde connait, sans vraiment connaitre, les causes de cet effondrement. Nous laissant un peu sur notre faim, le conférencier nous avait toutefois promis que ce roman, écrit par le cardiologue qui avait été aux premières loges, saurait combler notre curiosité tout en passant un bon moment de lecture. Ma seule frustration maintenant est de ne pas avoir commencé sa lecture le soir même de la conférence! [1]
IL NE FAUT PAS DANSER AUTOUR DES MOTS ICI. Il s’agit bien de comportements criminels volontaires ayant entrainé la mort d’une vingtaine d’hommes, pour la plupart des débardeurs ou des hommes de métier du port de Québec, gros consommateur de bière (jusqu’à six litres par jour), il est vrai, mais autrement innocent dans cette affaire. Ce comportement provient de petits « gestionnaires de profit » d’une brasserie qui cherchait à s’accrocher à ses marges dans un environnement social et concurrentiel en pleine évolution. Que dire des organismes gouvernementaux, autant provinciaux que fédéraux, chargés de protéger le public? Une autre histoire, subtilement présentée dans ce roman, où la convergence des intérêts n’a pas joué en faveur du citoyen.
Mais le lecteur attentif se demandera maintenant comment ce qui ressemble à un adjuvant moderne a pu trouver sa pareille dans un environnement « ancien régime », du temps des héroïques sœurs augustines et de l’intendant Talon avec sa fameuse bière pour quérir les colons des maux de l’eau-de-vie.
Rendu à ce stade, il vous faudra me faire confiance quand je vous dis que l’auteur a simplement eu la plume heureuse qui lui aura permis de faire de ce roman, à la fois un thriller historique, un thriller médical, un thriller scientifique et, comme pour toutes les meilleures œuvres littéraires, bien plus que la somme de ces genres! Toutes les réponses se dévoilent au moment opportun dans ce récit rythmé par des personnages bien de leur temps. Chacun, à sa manière, en appliquant « l’intelligence de son époque », en arrive à aider leurs prochains, autant sur le plan médical que humain. L’auteur réussit parfaitement son pari [2] de faire se côtoyer deux réalités historiques parallèles, mais en communication, sans la moindre condescendance envers les consœurs et confrères d’une époque maintenant révolue. Nos réalités font que les coupables ne seront jamais châtiés, mais la recherche sincère et authentique de la vérité en son temps est sa propre rédemption.
[1] J’ai l’impression de vendre la mèche ici, mais, pour ceux qui aimeraient aller plus loin, l’exposition permanente à l’îlot du Palais à Québec à une section intitulé Ici, on brassait la bière ! qui porte justement sur cette histoire. En plus, on peut y entendre le témoignage du docteur Yves Morin ! Pas encore vue, mais j’ai bien l’intention d’y passer un agréable moment cet été.
[2] La mort emporte bien des choses. Le site Web sur lequel le docteur Yves Morin avait mis en ligne la documentation qu’il avait constituée afin d’écrire son roman devait encore être accessible jusqu’à son décès, l’an passé. Un échange de courriel avec l’éditeur s’est avéré sans issue, comme c’est souvent le cas pour les ouvrages en « back catalog » comme celui-ci. Mais grâce à la magie du WayBack Machine, on peut récupérer l’essentiel du matériel. On cherche pour lescoeurstigres.ca.