Ruelles. Ariel Tarr et Florence Sara G. Ferraris, La courte échelle—Parfum d’encre, 2024, 255 pages.
Je ne conserve aucune nostalgie des quelques ruelles que j’ai connue durant mon enfance. C’était généralement des endroits d’une propreté douteuse, asphaltée, rugueuse, étouffante et qui n’offraient que peu d’éléments positifs et une tonne de composantes rébarbatives. C’était bien révolu le temps des « colonies » d’enfants dans les quartiers. Ce n’était plus l’époque où nos amis habitaient tous autour d’un unique bloc urbain, alors rares étaient les raisons pour se retrouver dans une même ruelle vide, grise, sans point focal naturel. De plus, les endroits naturalisés ne l’étaient pas de façon invitante (beaucoup d’herbe à poux ou d’autres verdures irritantes).
En rétrospective, et avec le rafraichissement historique et sociologique que donne la lecture de Ruelles, c’était l’époque où la Ville poussait les propriétaires à se débarrasser de leurs hangars (« la dentelle des ruelles », peut-être, mais surtout, comme le soulignent les auteures, source majeure d’incendies) et la plupart d’entre eux n’étaient que trop heureux de le faire. Il faudra beaucoup de temps et surtout un changement de garde démographique avant que l’aménagement de ces cours, nouvellement dégagées par la disparition des hangars, puisse faire son chemin dans les pratiques d’habitation. Longtemps, lorsque les gens parlaient de se « réapproprier » leurs ruelles, c’était surtout pour confortablement aménager une place à leurs voitures. Bref, dans les années 1980-90, on commençait à peine ce qui deviendra la vague de revitalisation/gentrification tranquille qui fera de certaines de ces ruelles des milieux de vie pour leurs riverains. Mais pour réussir cette métamorphose, ce n’est pas seulement les cours privées qu’il faudra transformer, mais toutes nos façons et raisons de donner de la valeur à l’espace central, la ruelle elle-même.
Les auteures, Mesdames Ariel Tarr et Florence Sara G. Ferraris, font d’ailleurs un excellent travail de nous faire suivre le cheminement, parfois assez pénible, qui a conduit certains groupes de riverains à mettre les ruelles au « centre », physiquement et métaphoriquement, des îlots urbains dans les quartiers centraux (et aussi dans quelques anciennes « banlieues », comme Ville-Émard, Côte-Saint-Luc et Verdun). Les auteures exposent bien les façons et approches variées entre les différents arrondissements, qui sont au cœur des résultats disparates. Où certains vont appuyer tous les efforts, petits et grands, d’autres apporteront leurs soutiens qu’aux interventions « lourdes » et systématiques, avec des aménagements qui transforment la ruelle de stationnement en exemple de résilience urbaine naturalisé. C’est dans l’arrondissement du Sud-Ouest où l’on trouve ces approches « intensive », souvent identifié comme modèles bleu-vert.
Sur les traces de Ruelles…
Dans les arrondissements centraux, on semble accepter souvent une approche moins systématique, où seule la mobilisation d’une poignée de riverains peut apporter des résultats tangibles. Les deux démarches ont certainement leurs validités en contexte. Mais dans la plupart des cas, on a envie de dire, comme le laisse entendre l’expression, qu’il ne faudrait pas que le mieux devienne l’ennemi du bien. Dans cette veine, les auteures nous rappellent le cas de la ruelle Demers, dans la prolongation de la rue du même nom dans la partie sud-est du Mile-End. Un documentaire iconique de l’ONF, Les fleurs c’est pour Rosemont (1969) présente l’histoire de 5 jeunes architectes fraichement sorties de l’école et qui tentent de faire œuvre positive dans ce coin isolé et à l’époque encore très « populaire », du Plateau. Le choc des cultures qui s’en suit est presque insoutenable, mais beaucoup de choses peuvent être comprises si l’on sait que cette ruelle est maintenant un des joyaux des ruelles vertes du quartier.
Ruelles est autant une source d’inspiration, pour qui aimerait se laisser emporter par le rêve d’un environnement urbain revalorisé qu’un guide « how-to », qu’un livre d’histoires racontées à la première personne de gens pour qui les ruelles ont offert un réconfort, des opportunités, des ami(e)s-voisins, même parfois une nouvelle carrière. À propos, les auteures nous proposent de nombreux portraits, dont celui de Léa Philippe, celle qui a eu l’idée de lancer le Festival des arts de ruelle.
Que ce livre-guide sur les ruelles des quartiers de Montréal puisse exister maintenant est bien le reflet de la renaissance heureuse qu’a connu cette typologie particulièrement montréalaise (1). Et après une longue période de dormance qui correspond à ces années d’une lente transition fonctionnelle et souvent aussi morphologique, même les gens pour qui ces nouvelles typologies d’espaces semi-publics n’évoquent rien de nostalgique sauront y trouver leurs comptes. Qui sait, certains pourront de plus se donner le goût de participer à la création d’un 3e lieu près de chez eux. Ce qui est certain, c’est que nous avons maintenant ce merveilleux petit guide pour aller à la découverte des ruelles. Dix parcours originaux, à travers presque tous les quartiers de la ville, ont été montés par les auteures et même Verdun, pourtant pas réputés pour ses ruelles, à trouver les faveurs d’un parcours; autant d’occasions de parcourir ces sentiers à peine dissimulés. Un bel été de parcours urbain en perspective, dans ces « coulisses de la ville ».
(1) Comme le rappellent les auteures, c’est une typologie urbaine qui se retrouve dans plusieurs anciennes colonies britanniques, mais dans l’ouvrage on parle de son expression montréalaise.